Il y-a-t-il un avenir pour l’humanité ?


On est en droit de se demander quel est le futur de l’humanité, quel est l’avenir de tous ces enfants qui jouent, de ces jolis visages si gentils et joyeux ? L’avenir est ce que nous sommes aujourd’hui. Historiquement, il en est ainsi depuis des millénaires : le vécu, la mort, et tout le labeur de nos vies. Nous ne faisons pas très attention au futur. Du matin au soir, la télévision nous montre des distractions sans fin, mises à part une ou deux chaines dont les programmes sont meilleurs, mais trop courts.

Cela distrait les enfants et la publicité entretient ce sentiment de distraction. La même chose a lieu presque partout dans le monde. Quel sera l’avenir de ces enfantes ? Parmi les distractions il y a le sport, ou trente, quarante à cinquante mille personnes hurlent à perdre la voix autour de quelques joueurs dans une arène. Il y a aussi les rites et les cérémonies auxquels nous assistons dans une grande cathédrale, et que nous croyons saints et religieux, bien qu’il s’agisse encore d’une distraction, d’une expérience sentimentale et romantique, d’une sensation de religiosité. Si l’on observe cela dans différentes parties du monde, si l’on voit que l’esprit est envahi de distractions, d’amusements comme le sport, on ne peut que se demander, si l’on est sérieux : quel futur ? La même chose sous autres formes ? Une variété d’amusements ? Si vous êtes un tant soit peu conscient de ce qui vous arrive, il vous faut envisager la façon dont le monde du sport et de loisirs s’est emparé de votre esprit et forge votre vie. Ou cela nous conduit-il ? Peut-être ne vous en souciez-vous pas ? Vous ne vous ne préoccupez probablement pas du lendemain. Il se peut que vous n’y ayez pas pensé, ou que vous trouviez trop compliqué6, inquiétant ou risqué de penser aux années qui viennent. Il ne s’agit pas de notre propre vieillesse, mais de la destinée, si l’on peut dire, qui résulte de notre vie présente, emplie de toutes sortes de sentiments et de quêtes romantiques, avec ce monde de distractions qui empiète sur notre esprit. Si vous êtes un peu conscient de tout cela, quel sera le futur de l’humanité ?

Nous avons déjà dit que l’avenir est ce que nous sommes maintenant. S’il n’y a pas de changement – nous ne parlons pas d’adaptation superficielle à quelque schéma politique, religieux ou social, mais d’un changement beaucoup plus profond qui demande soins, affection et attention - s’il n’y a aucun changement fondamental, le futur est ce que nous faisons à présent, chaque jour de notre vie. Le « changement » est un mot difficile. Changer quoi ? Changer un schéma en un autre ? Changer un concept ? Un système politique ou religieux ? Changer de ceci en cela ? Tout ceci est du domaine de « ce qui est ». Un changement en quelque chose, formulé et projeté par la pensée, déterminé de façon matérialiste.

Interrogeons-nous attentivement sur le sens du mot « changement ». Y a-t-il un changement quand il y a un motif ? Y a-t-il changement s’il y a une direction, un but particulier, tendant vers une conclusion qui semble rationnelle ? « La fin de ce qui est » serait peut-être une meilleure expression. Il s’agit d’une fin et non pas d’un mouvement de ‘ce qui est » vers « ce qui devrait être », car ce n’est pas cela, le changement. Mais la fin, la cessation – quel est le terme exact ? Je pense que le mot « fin » est juste, donc limitons-nous à celui-ci. La fin. Mais si la fin est motivée et raisonnée, si c’est l’affaire d’une décision, alors c’est seulement un passage de ceci en cela. Le terme de « décision » sous-entend une action de la volonté : « je ferai ceci » ; « je ne ferai pas cela ». Si le désir participe de l’acte de mettre fin, alors il en devient la cause. Lorsqu’il y a cause, il y a motivation, et donc pas de fin véritable.

Le XXème siècle a connu d’innombrables changements, résultant de deux guerres mondiales dévastatrices, ainsi que du matérialisme dialectique, du scepticisme concernant les croyances, les activités et les rites religieuses, etc. Dans le domaine technologique qui a déjà transformé beaucoup des choses, nous n’en sommes encore qu’au début. De changements importants viendrons lorsque tout le potentiel de l’informatique aura été développé. Quand l’ordinateur prendra le dessus, qu’adviendra-t-il de l’esprit humain ? C’est la une question différente, à laquelle nous devrions revenir.

Bientôt l’industrie des loisirs sera dominante, comme elle est en train de le devenir. Alors que les jeunes, les étudiants sont constamment encouragés au plaisir, à la rêverie et au romantisme sensuel, les mots de retenue et d’austérité se perdent. On ne leur accorde plus une pensée. Bien sûr, le renoncement du moine ou du sannyasi, qui se couvrent d’une sorte d’uniforme ou d’un simple morceau d’étoffe, n’est qu’un reniement du monde matériel – ce n’est pas l’austérité. Vous ne vous soucierez probablement pas d’écouter quelles sont les véritables implications de l’austérité. Depuis votre enfance, vous avez été élevé dans le but de vous amuser, d’échapper à vous-même par les loisirs, religieux ou autre. La plupart de psychologues vous diront qu’il faut exprimer tous ce que vous ressentez, que tout forme de retenue est néfaste et conduit à la névrose. Il est naturel que vous entriez de plus en plus dans le monde de distractions, du sport et des loisirs, qui vous aide à vous échapper de vous-même, de ce que vous êtes.

Le commencement de l’austérité est dans la compréhension de ce que vous êtes sans déformation des faits, sans a priori et sans réagir à ce que vous découvrez être votre nature. L’observation et la conscience, sans retenue ni contrôle, de toute pensée, de tout sentiment – comme l’observation sans préjugés ni déformation d’un vol d’oiseaux – donne un sentiment d’austérité extraordinaire. Ce sentiment dépasse toute retenue, tout jeu envers soi-même, et toutes ces idées puériles de progrès et d’accomplissement personnel. Cette observation donne une grande liberté empreinte de la dignité de l’austérité. Mais si l’on disait cela un groupe d’étudiants ou écoliers d’aujourd’hui, ils regarderaient surement par la fenêtre d’un air ennuyé, [parce qu’ils vivent dans] un monde qui ne s’applique qu’à la recherche de son propre plaisir.

Il semble que l’homme se soit toujours échappé de ce qu’il est, du sens de sa vie et de tout ce qui l’entoure – l’univers, le quotidien, la mort et le commencement. Nous ne nous rendons pas compte que nous avons beau nous fuir nous-même et nous distraire consciemment ou inconsciemment, le conflit, le plaisir, la douleur, la peur, etc., demeurent toujours. Ils finissent par tout régir. Vous pouvez toujours essayer de les réprimer, ou de les mettre délibérément de cote par un effort de volonté, ils referont surface. Le plaisir est l’un des facteurs dominants, porteur lui aussi des mêmes conflits, de douleur et d’ennui. L’épuisement du plaisir et l’agacement font partie des troubles de notre vie. Vous n’y échapperez pas, mon ami. Vous n’éviterez ce trouble profond et insondable que si vous consacrez vraiment, non seulement votre pensée, mais une grande attention, à l’observation diligente du vaste mouvement de la pensée et du moi. Vous direz peut-être que tout cela est bien ennuyeux, voir inutile. Mais si vous n’y faites pas attention, si vous n’y prenez garde, l’avenir sera plus destructeur et intolérable, et, de plus, sans grand intérêt. Cette perspective n’est pas pour vous refroidir et vous déprimer, mais c’est un fait. Vous êtes aujourd’hui ce que vous serez demain, c’est inévitable. C’est aussi sûr que le lever et le coucher du soleil. C’est le lot de l’être humain et de toute l’humanité si nous ne changeons pas tous, si chacun de nous ne se transforme pas, sans projection préalable de la pensée.

Dernier Journal, 18/3/1983