Du comportement


KRISNAMURTI : Une des choses les plus difficiles de la vie est de trouver un comportement qui ne soit pas dicté par les circonstances. Les circonstances, les gens de votre entourage vous dictent ou vous imposent un certain mode de comportement. Votre façon de vous conduire, de manger, de parler, votre moralité, votre état d’esprit, tout cela dépend de l'endroit où vous vous trouvez. Ainsi, votre comportement change et varie sans arrêt. Il en est ainsi quand vous parlez à votre père, à votre mère, à vos domestiques ; votre voix, vos paroles sont entièrement différentes. Les modalités de conduite obéissent aux influences de l'environnement et par l’analyse du comportement, on peut presque prédire à coup sûr ce que les gens vont faire ou ne pas faire.

Et maintenant, peut-on se demander si l’on est capable du même comportement intérieur quelles que soient les circonstances ? Le comportement peut-il trouver sa source intérieurement et ne pas dépendre de ce que les gens pensent de vous ou de leur façon de vous regarder ? Mais ceci est difficile parce que l’on ne sait pas ce que l’on est à l'intérieur de soi où a lieu aussi un changement constant. Vous n’êtes pas pareil à ce que vous étiez hier. Dès lors, peut-on trouver pour soi-même une manière d’agir qui ne soit pas dictée par autrui ou par la société, ou par des circonstances, ou par des sanctions religieuses, un comportement qui ne dépende pas de l’environnement ? Il me semble que l’on peut découvrir cela si l’on sait ce qu’est l'amour.

Le savez-vous ? Savez-vous ce que c’est que d’aimer les gens ? De s’occuper d’un arbre, de brosser un chien, de le peigner, de le nourrir ? Cela veut dire que vous éprouvez de la sollicitude pour l’arbre ou une grande affection pour le chien ; je ne sais pas si vous avez jamais remarqué un arbre dans une rue, dont personne n’a le moindre souci ; de temps en temps, les gens le regardent puis passent sans plus. Cet arbre-là est bien différent de celui qui est soigné dans un jardin, un arbre sous lequel vous vous asseyez, que vous regardez, dont vous remarquez les feuilles, aux branches duquel vous grimpez. Un tel arbre grandit avec force. Quand vous soignez un arbre, quand vous l’arrosez, quand vous le fumez, quand vous le taillez, il vit d’une sensibilité entièrement différente de celle de l’arbre qui pousse au bord de la route.

Le sentiment de sollicitude est le commencement de l'affection. Voyez-vous, plus on s’occupe des choses, plus on connaît de sensibilité. Il faut donc qu’il y ait affection, un sentiment de tendresse, de bienveillance, de générosité. Si une telle affection existe, alors le comportement sera dicté par cette affection et ne dépendra pas de l'environnement, des circonstances ou des gens. Or, de trouver cette affection est une des choses les plus difficiles - être véritablement affectueux, que les gens se montrent bons ou pas, qu’ils vous parlent rudement ou que vous les irritiez. Je crois que les enfants ont cette affection. Tout le monde l’a dans sa jeunesse. On a un sentiment très amical pour les autres, on aime caresser un chien, on a la curiosité éveillée, puis on a aussi le sourire facile. Mais à mesure que l’on vieillit, tout cela disparaît. Ainsi, garder le sens de l'affection tout au long de sa vie est des plus rares, et sans elle, pourtant, la vie devient très vide.

Vous pouvez avoir des enfants, une belle voiture, et tout ce qui s’ensuit, mais si vous n’avez en vous l'affection, la vie est comme une fleur dénuée de parfum. Mais cela fait partie de l'éducation, n’est-ce pas, d’atteindre à cette qualité d'affection, qui est source de joie et d’où seule peut naître l'amour.

Pour la plupart d’entre nous, l'amour est possessivité. Là où il y a jalousie, envie, naissent la cruauté et la haine. L’amour ne peut exister et s’épanouir que là où il n’y a ni haine, ni envie, ni ambition. Privée d’amour, la vie est comme une terre stérile, aride, dure. Mais dès l’instant où il y a affection, c’est comme la terre que l'eau fait fleurir - la pluie, la beauté... Tout cela, il faut l’apprendre quand on est jeune et non pas quand on est vieux, parce que, alors, il est trop tard. Alors vous êtes prisonnier de la société, de l'environnement, du mari, de la femme, du bureau. Découvrez par vous-même si vous êtes capable de vous comporter avec affection. Pouvez-vous arriver à vos cours bien à l'heure parce que vous n’avez pas envie de faire attendre les autres ? Pouvez-vous arriver à l’heure pour les repas, encore parce que vous n’avez pas envie de faire attendre les autres ? Pouvez-vous cesser de criailler quand vous êtes ensemble parce qu’il y a d’autres gens qui vous observent, qui sont avec vous ? Quand le comportement, la politesse, la sollicitude ne sont que superficiels et ne sont pas inspirés par l’affection, cela n’a aucune portée. Mais s’il y a affection, bienveillance, alors de là peuvent naître la politesse et le souci des autres ce qui veut dire en réalité que l’on pense de moins en moins à soi et c’est une des choses les plus difficiles dans la vie. Quand on n’est plus soucieux de soi-même, on est vraiment un être humain libre. On est alors capable de regarder le ciel, les montagnes, les collines, les cours d’eau, les oiseaux, les fleurs, avec une fraîcheur d’esprit, un très grand sens d’affection. Vous êtes d’accord ?

Eh bien maintenant, posez vos questions.

Etudiant. : Mais s’il y a de la jalousie dans l'amour, est-ce qu'il n’y a pas aussi du sacrifice dans l’amour ?

K. : N’y a-t-il pas aussi du sacrifice dans l’amour ? L’amour ne peut jamais sacrifier. Qu'entendez-vous quand vous vous servez de ce mot « sacrifice » ? Renoncer à quelque chose ? Faire des choses que vous n’avez pas envie de faire ? C’est ce que vous voulez dire ? Je me sacrifie pour mon pays, parce que j’aime mon pays. Je me sacrifie parce que j’aime mes parents. C’est bien ce que vous voulez dire ? Mais, dites-moi, est-ce là de l’amour ? L’amour peut-il exister quand vous devez vous forcer à faire quelque chose pour les autres ? Je me demande si vous comprenez la portée de ce mot « sacrifice ». Pourquoi vous servez-vous de ce mot ? Voyez-vous, les mots « devoir », « responsabilité », « sacrifice », sont des mots affreux. Quand vous aimez quelqu’un, il n’y a pas de responsabilité, pas de devoir, pas de sacrifice. Vous faites les choses parce que vous aimez. Et vous ne pouvez aimer tant que vous pensez à vous-même. Quand vous pensez à vous-même, c’est vous qui venez en premier, l’autre passe après. Alors, pour l’aimer, vous vous sacrifiez. Mais ce n’est pas de l’amour, c’est du marchandage. Vous comprenez ? E. : Apprendre et aimer sont deux choses séparées ou bien y a-t-il un rapport entre les deux, monsieur ?

K. : Savez-vous ce que veut dire « aimer » et savez-vous ce que veut dire « apprendre » ?

E. : Je sais ce que c’est que d'apprendre.

K. : Je me le demande. Je ne dis pas que vous ne le savez pas. Simplement, je pose la question. Vous savez ce que cela veut dire que d'acquérir des connaissances. Vous entendez votre professeur vous exposer certains faits et vous enregistrez ce que vous avez entendu dans votre cerveau, dans votre esprit. Ce processus d’accumulation, c’est ce que nous nommons « apprendre ». N’est-il pas vrai ?

E. : Oui, dans un certain sens.

K. : Dans un certain sens ? Mais que ! est l’autre sens ? Vous passez par une expérience, vous grimpez dans les collines, vous glissez et vous vous faites mal, et de là vous avez appris quelque chose. Vous rencontrez un ami et il vous blesse vous avez appris quelque chose. Vous lisez un journal, vous apprenez quelque chose. Donc, apprendre consiste pour vous, en général, en une addition croissante d’éléments d'information. Mais est-ce vraiment apprendre ? Il y a une autre manière d’apprendre - autrement dit : apprendre à mesure que vous avancez, sans jamais accumuler, et partant de ce mouvement, agir et penser. Comprenez-vous ce que c’est que d’apprendre en agissant ? Il n’est plus question d’avoir appris pour agir après. Ce sont deux états différents, n’est-ce pas ? Il y a un état où j’ai appris quelque chose et à partir de ce que j’ai appris, j’agis. Il y a un état où j'apprends en agissant. Les deux sont tout à fait différents. Quand j’ai appris et que j’agis ensuite, C’est un processus mécanique, tandis que si l’on apprend en agissant, ce n’est pas mécanique. C’est toujours nouveau, plein de fraîcheur.

Par conséquent, apprendre en agissant n’est jamais ennuyeux, ce n’est jamais fatigant. Tandis qu’agir après avoir appris devient une chose mécanique. C’est pour cela que vous finissez par vous ennuyer avec votre façon d'apprendre. Vous comprenez ? Donc, maintenant, nous savons ce que veut dire apprendre. Apprendre, c'est agir, de sorte que c'est dans l'action même qu'on apprend. Maintenant, aimer, qu’est-ce que c'est ? L’amour est un sentiment où il y a douceur, calme, tendresse, sollicitude, et où il y a beauté. Dans l'amour, il n’y a pas d'ambition et pas de jalousie. Or vous avez demandé si apprendre et aimer ne sont pas similaires. C’est bien cette question-là que vous m'avez posée, n’est-ce pas ?

E. : Y a-t-il un rapport entre les deux ?

K. : Qu’en dites-vous ? Vous avez compris ce que nous entendons par amour, ce que nous entendons par le mot « apprendre ». Y a-t-il une relation entre les deux ?

E. : Dans un sens.

K. : Dites-moi dans quel sens. Puis-je vous aider ? Il y a un rapport parce que les deux exigent une activité qui est non mécanique. Vous comprenez ? J'apprends au fur et à mesure et ce n'est pas un processus mécanique. Mais, dans un amour qui devient mécanique, on n’apprend pas. Un amour où il y a ambition, conflit, avidité, envie, jalousie, colère, n'est pas de l'amour. Mais quand il n'y a ni ambition ni jalousie, alors il y a un principe très actif. Il y a un renouveau perpétuel, une perpétuelle fraîcheur. À la fois quand on apprend et quand on aime, il y a un mouvement de fraîcheur, de spontanéité, qui ne dépend pas des circonstances. C’est un mouvement libre. Il y a donc un rapport très ténu, très délicat entre les deux. Mais il faut beaucoup d’affection pour apprendre et pour aimer et il existe une grande ressemblance entre les deux quand s’exerce une vraie attention - celle qui ne se contente pas d’une conclusion. Donc, si vous êtes attentif, très attentif à ce que vous pensez, c’est la source de l'affection, la source d’où vous apprenez sans cesse.

E. : Quand pouvons-nous vivre notre vie, monsieur ?

K. : Savez-vous tout d’abord, ce qu’est votre vie si vous voulez la vivre ? Je n’essaie pas de dire quelque chose de drôle, simplement je demande. Pour vivre votre vie, vous devez savoir ce qu’elle est, et pour le découvrir, il vous faut observer. Votre vie n’est pas ce que vous disent votre père ou votre mère, votre professeur ou votre voisin, votre religion, ou votre politicien. Ne dites pas « Non ». Comme elle est, votre vie est faite d’influences - politiques, religieuses, sociales, économiques, climatiques - et toutes ces influences convergent en vous et vous dictent : « Telle est ma vie, il faut que je la vive. » Vous ne pouvez vivre votre vie que si vous avez compris toutes ces influences et si, en les comprenant, vous commencez à découvrir votre propre façon de penser et de vivre. Vous n’aurez pas besoin de demander : « Comment puis-je vivre ma vie ? », vous la vivrez. Mais tout d’abord, mettez-vous à comprendre cet ensemble d’influences, l'influence de la société, les discours politiques, les politiciens, les livres que vous lisez, le climat, l’alimentation. Tout a sur vous une influence constante. Vous devez vous demander s’il n’est aucunement possible d’être libéré de toutes ces influences - C’est une enquête des plus exigeantes. Puis l'ayant faite, ayant examiné, il s’agit de comprendre et de trouver un mode de vie qui ne soit ni le vôtre ni celui d’aucune autre personne. C’est le courant même de la vie ; alors vous vivez.

Et maintenant, de tout ce qui précède, qu'est-ce qui est important ? La première chose, c’est de ne pas mener une vie mécanique. Vous comprenez ce que j’entends par une vie mécanique ? C’est quand vous faites quelque chose parce que quelqu’un vous a dit de le faire ou parce que vous avez l’impression que c’est une chose à faire. Et ainsi, vous répétez, répétez sans cesse et petit à petit, votre cerveau, votre esprit, votre corps même, deviennent mornes, alourdis, sots. Ainsi, ne vivez pas une vie routinière. Vous êtes peut-être obligé d'aller à un bureau. Vous êtes peut-être obligé de passer un examen ou d’étudier. Mais faites tout cela avec fraîcheur, avec vitalité et vous ne pouvez le faire avec fraîcheur et avec vigueur que si vous apprenez vraiment et vous ne pouvez pas apprendre si vous n’êtes pas attentif. La seconde chose c’est la douceur, c’est être bienveillant, ne jamais blesser les gens. Il vous faut les observer, les regarder, les aider, être généreux, être bon. Il faut qu’existe l’amour, autrement votre vie est vide. Vous comprenez ? Vous avez peut-être tout ce dont vous avez envie : un mari, une femme, des enfants, une automobile ; mais la vie sera comme un désert, vide. Vous pouvez être très intelligent, avoir une très belle situation, être un grand avocat, un ingénieur, un administrateur hors pair, mais sans amour, vous êtes un être humain mort. Donc, ne faites jamais quelque chose mécaniquement. Découvrez ce que cela signifie d’aimer les gens, d’aimer les chiens, d’aimer le ciel, les collines bleues, et le fleuve. D’aimer, et de ressentir. Et puis, il vous faut savoir aussi ce qu’est la méditation, en quoi consiste un esprit très calme, un esprit très tranquille et non pas un esprit qui jacasse. Seul celui-là peut connaître la nature d’un esprit réellement religieux. Et faute d’avoir cet esprit religieux, ce sentiment, la vie est comme une fleur sans parfum, ou le lit d’une rivière qui n’a jamais senti les eaux frémissantes qui le recouvrent, ou comme une terre qui n’a jamais vu croître un arbre, un buisson, une fleur.