Comprendre avant que la mort ne survienne

Voici un extrait inédit d'une de ses dernières conférences donnée à Saanen le 21 juillet 1985.

Voyons la place qu'occupe la mort dans notre vie. Il n'est pas morbide de parler de la mort: elle fait partie de notre vie, même si l'idée que nous en avons est très éloignée de nous. Il est probable que, dès notre enfance, nous sommes hantés par une horrible peur de la mort et que cette peur nous accompagne jusqu'au dernier jour de notre vie.

Alors, essayons de découvrir ensemble la nature de cette chose extraordinaire que l'on appelle la mort. Faisons-le sans y introduire de connotation romantique, réconfortante comme l'est la croyance en la réincarnation : quelle excellente idée, si merveilleusement réconfortante que celle de ces vies qui se succèdent les unes aux autres. Son origine remonte probablement aux anciens Hindous, puis les Egyptiens et Pythagore le Grec en parlèrent. S'il existe une continuité de l'individu qui lui permette d'affirmer, qu'au-delà de son existence actuelle, une vie ultérieure lui procurera de meilleures conditions, un plus beau château, de plus belles voitures, une meilleure femme ou un meilleur mari - si l'on croit en cela sincèrement, profondément, comme le font des millions de gens - cela suppose alors d'avoir dans sa vie présente un comportement quotidien adéquat. Or ceux qui y croient ardemment ne se comportent pas convenablement pour autant et ne se préoccupent pas davantage du futur Il serait souhaitable d'écarter de soi cette idée réconfortante.


QU'EST CE QUE «VIVRE»?

Qu'est-ce donc que la mort? Et qu'est-ce que vivre ? Qu'est-ce que la vie quotidienne ? Si nous ne comprenons pas notre vie quotidienne, comment pouvons-nous saisir le rapport qu'elle a avec la mort ? Qu'entendons-nous par vivre ? Qu'est-ce pour nous qu'une bonne vie ? Est-ce le fait d'avoir beaucoup d'argent, des automobiles, de changer de femme et de petite amie ou de passer d'un gourou à un autre pour aboutir dans un de leurs camps de concentration ? Une bonne vie, est-ce le fait de s'amuser, d'éprouver un immense plaisir, de l'excitation, une série de sensations, ou bien le fait de se rendre au bureau, d'y être du matin jusqu'au soir, pendant soixante ans? Est-ce cela que nous appelons vivre ? Le perpétuel conflit, la succession des problèmes ?

Cette vie à laquelle nous nous cramponnons, nous la connaissons : nous avons acquis une immense quantité d'informations, de savoir, sur pratiquement tous les sujets et c'est à ce savoir que nous nous cramponnons. Ces souvenirs, nous y sommes profondément attachés et c'est cela que nous appelons vivre : tristesse, douleur, anxiété, incertitude, souffrance sans fin, conflit. Puis survient la mort, accidentellement, à la suite d'une maladie, parfois de terribles douleurs, ou par vieillesse. Quand elle se présente, elle met fin à toute votre continuité, à tous vos souvenirs, à tous vos attachements, à votre compte en banque, à votre notoriété. Seriez-vous une vedette du monde du divertissement, cela aussi prendrait fin.

Qu'est-ce donc que la continuité et qu'est-ce que finir ? Qu'est-ce qui continue (par ce mot, nous entendons une série de mouvements formant une continuité) et que signifie ce mot «finir» ? Pourquoi avons-nous si peur de mettre fin à quelque chose - que ce soit à une tradition, une habitude, un souvenir, une expérience ? Il ne s'agit pas là d'un acte de volonté, d'une fin qui résulterait d'un effort ou d'un calcul - comme de mettre fin à quelque chose afin d'accomplir autre chose. On ne discute pas avec la mort, n'est-ce pas ?


LA MORT A LA FIN DE TOUT

Il existe une merveilleuse histoire qui remonte à l'Inde ancienne. Je la relate très brièvement. Il s'agit d'un Brahmane, vivant à notre époque et ayant amassé de grands biens, des troupeaux de vaches, etc. Il décide de faire don de sa fortune progressivement. Son fils vient le voir et lui dit «Pourquoi distribuez-vous toutes ces choses ? » Le père lui explique que lorsque l'on a amassé tant de richesses, il faut savoir les donner, puis recommencer. Mais, ne se contentant pas de cette réponse le fils répète la question. Le père finit par se fâcher et lui dit «Je vais t'envoyer à la mort si tu me poses encore des questions».

Le garçon dit alors «Pourquoi feriez-vous cela ? »Quand un Brahmane a dit quelque chose, il doit s'y tenir; aussi envoie-t-il son fils à la mort. Après s'être entretenu avec de nombreux instructeurs, philosophes, gourous, etc., le garçon arrive à la maison de la mort et là, il attend trois jours. Au bout de ces trois jours, la mort survient et s'excuse de l'avoir fait attendre, par respect pour son rang. Elle lui dit «Je vais te donner tout ce que tu veux : richesse, femme, vaches, propriétés, tout ce que tu veux». A quoi le garçon répond: «Mais tu seras au terme de tout cela. Tu seras toujours à la fin de tout».

Donc, qu'est-ce que la mort ? A-t-elle un lien avec le temps, la durée ? Le temps est-il la mort ? Il s'agit ici non seulement du temps chronologique, celui de la pendule, du coucher et du lever du soleil, mais aussi du temps psychologique, intérieur. L'intérêt que l'on porte à soi, qui est lié au temps, s'accompagne inévitablement de la mort et, tant que l'un prévaudra, l'au¬tre sera présente. La mort existe-t-elle en l'absence du temps? Le temps revêt pour nous une très grande importance : le temps nécessaire à la réussite, le temps de croître dans cette réussite et d'y amener un changement. Le temps signifie la continuité, le fait d'avoir été, d'être, de devenir. En nous, existe cette perpétuelle continuité du temps.


LE TEMPS EST LA MORT

Aurait-on peur de la mort s'il n'y avait pas de lendemain ? Si la mort se présentait maintenant, instantanément, il n'y aurait pas de peur, pas de temps, n'est-ce pas ? Tant que la pensée fonctionne dans la durée, comme cela se produit continuellement chez chacun de nous, elle s'accompagne inévitablement du sentiment que tout cela pourrait prendre fin, ce qui donne lieu à la peur. Ainsi, le temps est la mort. Si, par exemple, l'orateur était attaché à son auditoire, il retirerait de cet attachement un sentiment d'émulation, de grande importance, un intérêt pour soi. Peut-être serait-il envieux de quel qu'un ayant un auditoire encore plus grand que le sien ? Si l'orateur était attaché à quoi que ce soit, à un auditoire, un livre, une expérience, un titre, une certaine notoriété, il aurait alors peur de la mort. L'attachement signifie le temps. Alors, pouvons-nous, vous et moi, être complètement délivrés de l'attachement, c'est-à-dire du temps ?

Si je vous suis attaché, je dépends alors de vous, je vous réclame à cor et à cris et vous en faites exactement de même à mon égard. Nous sommes attachés l'un à l'autre et la mort survient pour mettre fin à tout cela. Alors, m'est-il possible de mettre fin à cet attachement dès maintenant, sans attendre la mort, en m'en libérant totalement ?

C'est ainsi qu'il faut établir les fondements de la compréhension de soi, non d'après ce qu'en ont dit les philosophes, les psychiatres, etc. Il s'agit de se comprendre soi-même, non par les livres, mais en «voyant», en observant son comportement, sa conduite, les habitudes, l'accumulation de ce que l'on a amassé de millénaires en millénaires, de connaître tout ce qu'il y a en soi : le racial, le communautaire, le traditionnel, le personnel.

La connaissance, la conscience de tout cela ne relève pas du temps : elle peut être instantanée. Et le miroir dans lequel tout cela peut se voir est la relation qui existe entre soi et autrui, entre vous et votre femme : il s'agit de voir à travers cette relation toutes les habitudes passées, présentes et futures; tout s'y trouve; savoir comment regarder, comment observer, comment entendre chaque parole, chaque mouvement de pensée. Cela demande une grande attention, une grande vigilance. La mort ne se situe donc pas dans le futur, mais dans le présent, maintenant, quand le temps est absent, quand il n'y a pas de «moi» avec son devenir, quand il n'y a pas d'intérêt pour soi, pas d'activité égoïste ni aucun de ces facteurs qui relèvent d'un processus de temps. Alors, la vie et la mort vont de pair.

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