Extraits du discours à Paris en 1961


Dualité et connaissance de soi

Q : Ne devons-nous pas être attentifs au processus de dualité qui se poursuit en nous, et n'est-ce pas cela la connaissance de soi ?

K : Nous venons d'employer les mots « attentifs », « dualité » et « connaissance de soi ». Examinons ces expressions une à une, car si nous ne les comprenons pas, toutes trois, nous ne pourrons pas communiquer les uns avec les autres.

Que veut dire : être attentif ? Veuillez, je vous prie, suivre ce que j'ai à dire, car je ne cherche pas à ergoter, je veux que nous soyons sûrs de comprendre de la même façon les mots que nous employons. Il se peut que vous leur donniez un sens et moi un autre. Pour moi, dans le fait de prêter une pleine attention, il n'y a ni concentration, ni exclusion. Vous savez comment on oblige un écolier qui veut regarder par la fenêtre à se pencher sur son livre ; mais ce n'est pas cela l'attention. L'attention consiste à voir ce qui se passe hors de la fenêtre et aussi ce qui est en face de vous. Et observer, sans exclusions, est très difficile.

Et que voulez-vous dire par « processus de dualité » ? Nous savons qu'un tel processus existe : le bien et le mal, la haine et l'amour, et ainsi de suite ; et être attentif à ces opposés est très difficile, n'est-ce pas ? Mais pourquoi établissons-nous ce processus de dualité ? Existe-t-il en réalité ou est-il une invention du cerveau qui cherche à fuir les faits ? Supposons que je sois jaloux ou violent ; cela me gêne, je sois mécontent ; alors je me dis : je ne dois pas être jaloux - ou violent, selon le cas - ce qui est une façon de fuir le fait, n'est-ce pas ? L'idéal est une invention du cerveau en vue de s'évader de ce qui est, et ainsi s'établit une dualité. Mais si je fais face complètement au fait que je suis jaloux, il n'y a pas de dualité. Faire face au fait veut dire pénétrer dans la totalité de ce qu'impliquent la violence et la jalousie ; et alors, ou bien je trouve que cet état me plaît, et dans ce cas le conflit doit continuer, ou au contraire, je découvre sa pleine signification, et je suis libre du conflit.

En suite, qu'entendons-nous par « connaissance de soi » ? Que veut dire se connaître soi-même ? Est-ce que je me connais ? Le moi est-il une chose statique ou est-il toujours en changement ? Puis-je me connaître moi-même ? Est-ce que je connais ma femme, mon mari, mon enfant, ou est-ce que ne connais que l'image que mon esprit a créée ? Après tout, il m'est impossible de « connaître » une chose vivante ; je ne peux pas réduire une chose vivante à une formule ; tout-ce que je peux faire, c'est la « suivre », où qu'elle me mène ; et si je la suis, je ne peux jamais dire que je la connais. Ainsi, la connaissance de soi consiste à « suivre » le moi, à suivre toutes les pensées, tous les sentiments, tous les mobiles, et à ne jamais, fût-ce pendant un instant, se dire qu'on les « connaît ». On peut connaître que ce qui est statique, mort.

Vous voyez donc la difficulté des trois expressions que comporte votre question : attention, dualité, connaissance de soi. Si vous pouvez comprendre tous ces mots et aller plus loin, au-delà d'eux, alors vous saurez pleinement ce que veut dire faire face à un fait.

Le 5 septembre 1961


Concentration et attention

Q : Quelle est la différence entre la concentration et l'attention ?

K : Ce monsieur désire savoir quelle est la différence entre la concentration et l'attention. J'examinerai cela très succinctement. Où il y a concentration, il y a un penseur, et le penseur se sépare de sa pensée, et par conséquent il lui faut se concentrer sur elle pour y apporter un changement. Mais le penseur est lui-même le résultat de la pensée. Il n'est pas différent. S'il n'y a pas de pensée, il n'y a pas de penseur.

Or, dans l'attention, il n'y a pas de penseur, il n'y a pas d'observateur ; l'attention ne s'exerce pas à partir d'un centre. Faites l'expérience de ceci : écoutez toute chose autour de vous ; écoutez les bruits variés, le mouvement des gens pendant que quelqu'un parle, prendre un mouchoir, regarder un livre - tout cela se passe présentement. Dans cette attention, il n'y a pas de penseur, et, par conséquent, il n'y a ni conflit, ni contradiction, ni effort. Observer extérieurement est assez facile, mais être intérieurement attentif à chaque pensée, à chaque geste, à chaque mot et à chaque sentiment, cela exige de l'énergie. Quand vous êtes attentif de cette manière, vous en avez fini avec tout le mécanisme de la pensée : et c'est seulement alors qu'il est possible d'aller au-delà de la conscience.

Le 21 septembre 1961


L'esprit silencieux

Q : Existe-t-il un moyen d'établir le silence dans l'esprit ?

K : Tout d'abord, quand vous posez cette question, vous rendez-vous compte que vous avez l'esprit agité ? Vous rendez-vous compte que votre esprit n'est jamais silencieux, qu'il bavarde sans arrêt ? C'est un fait. L'esprit est sans cesse en train de parler, soit à quelqu'un, soit à lui-même. Il est actif tout le temps. Pourquoi pose-t-on une question telle que la vôtre ? Veuillez élucider cela avec moi. Si c'est parce que vous êtes particulièrement conscient du bavardage et que vous voulez vous en débarrasser, vous pouvez aussi bien prendre une drogue, une pilule, et plonger l'esprit dans le sommeil. Mais si vous enquêtez réellement et voulez savoir pourquoi l'esprit bavarde, le problème est entièrement différent. Dans le premier cas on s'évade, dans le second on suit le bavardage jusqu'au bout.
Et pourquoi l'esprit bavarde-t-il ? Par ce mot bavardage, nous entendons dire, n'est-ce pas, que l'esprit est toujours occupé à quelque chose, avec la radio, avec ses problèmes, sa profession, ses visions, ses émotions, ses mythes. Or, pourquoi est-il occupé et qu'arriverait-il s'il ne l'était pas ? Avez-vous jamais essayé de n'être pas occupé ? Dans ce cas, vous avez pu constater que lorsque le cerveau n'est pas occupé, la peur est là, parce que cela veut dire que vous êtes seul. Si vous vous trouvez sans occupation, l'expérience est très douloureuse, n'est-ce pas ? Avez-vous jamais été seul ? J'en doute. Vous pouvez vous promener seul, être assis, seul, dans un autobus, ou être seul dans votre chambre, mais votre esprit est toujours occupé, vos pensées sont constamment avec vous. La cessation de tout occupation, c'est découvrir que vous êtes complètement seul, isolé, et c'est une chose redoutable, et alors l'esprit continue à bavarder, à bavarder, à bavarder.

Le 5 septembre 1961


Besoin et désir sexuel

Q : Vous avez dit que nos besoins essentiels sont les aliments, les vêtements, l'habitation, mais que le désir sexuel appartient au monde des désirs psychologiques. Pouvez-vous donner quelques explications à ce sujet ?

K : Voilà, j'en suis sûr, une question dont chacun attend la réponse ! En quoi consiste le problème sexuel ? Concerne-t-il l'acte lui-même, ou les images agréables, les pensées les souvenirs qui l'entourent ? Et les souvenirs, les images, l'excitation, le besoin, sont-ils compatibles avec l'amour, si je peux employer ce mot sans le dégrader ? Je pense qu'il est nécessaire de comprendre le fait physique, biologique. C'est un côté de la question. Mais toute autre chose est le goût du romanesque, l'excitation, le sentiment de s'être donné à un autre, l'identification de soi-même à un autre dans cette relation, le sens de continuité, la satisfaction. Lorsque nous sommes réellement préoccupés par le désir, le besoin, à quelle profondeur se situe le rôle du sexe ? Est-ce un besoin psychologique au même titre qu'un besoin biologique ? Il faut un esprit très clair, très aiguisé, un cerveau très alerte pour faire la distinction entre le besoin physique et le besoin psychologique. Beaucoup de choses sont impliquées dans le sexe, pas seulement l'acte : le désir de s'oublier en quelqu'un d'autre, la continuité d'une relation, les enfants, la recherche d'une immortalité par les enfants, la femme, le mari, le sens de se donner complètement à autrui, avec tous les problèmes de la jalousie, de l'attachement, de la crainte - la douleur de tout cela. Et tout cela, est-ce l'amour ? Si nous ne comprenons pas ce qu'est le besoin, fondamentalement, complètement, dans les obscurs recoins de notre conscience, alors le sexe, l'amour, le désir font de grands ravages dans nos vies.

Le 12 septembre 1961


La négation de ce qui est

Q : Si quelqu'un voit clairement le faux en tant que faux et le laisse tomber, est-ce la négation ou comporte-t-elle quelque chose de plus ?

K : Je pense qu'il y a dans la négation quelque chose de plus que cela. Qu'est-ce qui vous fait renier ? Quelle est la raison, quel est le motif ? Ce qui vous pousse à rejeter quelque chose, c'est soit la peur, soit la recherche d'un bénéfice. Si vous ne vous trouvez plus à l'aise dans votre Eglise, vous adhérez à une autre ou à quelque secte stupide. Mais si vous rejetez toute forme d'Eglise, tout forme d'attachement à quelque chose qui peut vous donner un réconfort, sans savoir où votre attitude va vous mener, quand vous êtes dans cet état d'incertitude, dans cet état de danger, alors cet état est la négation. Il exige qu'on perçoive très clairement que n'importe quelle organisation religieuse est nuisible, et retient l'homme en esclavage ; et que rejeter, c'est rejeter toutes les organisations religieuses. Cela signifie, n'est-ce pas que vous devez vous tenir debout par vos propres forces, tandis que vous désirez tous appartenir à une chose ou à une autre, vous déclarer Français, Anglais, Allemands, catholiques, protestants, etc... Etre complètement étranger à tout cela, c'est la négation.

Le 17 septembre 1961


Etre troublés

Q : Que vouliez-vous dire, l'autre jour, lorsque vous avez dit qu'il nous faut être troublés ?

K : Je vous en prie, ne me considérez pas comme une autorité, ce serait terrible. Mais vous pouvez constater vous-même que le désir de n'être pas troublés est une de nos principales préoccupations. Et il se pourrait que le psychisme, le cerveau, lorsqu'il arrête son incessant bavardage, découvre un grand trouble intérieur. Vous pouvez voir, par vous-même que l'esprit est occupé tout le temps : par le mari, la femme, le sexe, la nationalité, Dieu, par le souci de se procurer le prochain repas, et ainsi de suite. Et avez-vous jamais essayé de découvrir pourquoi il est occupé et ce qui arriverait s'il n'était pas occupé ? Vous seriez mis en face de quelque chose à quoi vous n'avez jamais pensé ; et cette chose pourrait être un fait extraordinairement troublant. Il est troublant. Cette constante occupation de l'esprit pourrait n'être qu'une fuite devant une effrayante solitude, un vide. Et il vous faut faire face à cette inquiète agitation et la pénétrer.

Le 10 septembre 1961