Qu'est-ce donc que l'esseulement ?

Q : Qu'est-ce donc que l'esseulement ? Est-ce un état mystique ? Implique-t-il la rupture de nos rapports avec nos semblables ? L'esseulement est-il une Voie vers la compréhension, ou une façon de s'évader des conflits extérieurs et intérieurs ?

K : Est-ce que nous n'essayons pas, presque tous, de nous isoler au cours même de nos rapports avec les autres ? Pourquoi éprouvons-nous à leur égard un désir de possession et de domination ? N'est-ce pas pour nous isoler ? Nos croyances, nos idées, sont des formes d'isolement. Et lorsque nous nous retirons, lorsque nous renonçons, nous nous isolons aussi : les conflits intérieurs et extérieurs nous poussent à nous protéger, à nous refermer sur nous-mêmes. Mais peut-on comprendre quoi que ce soit dans l'isolement ? Est-ce que je vous comprends si je vous résiste, si je m'enferme dans mes idées, dans mes préjugés, dans le blâme que je déverse sur vous ? Je ne peux vous comprendre que lorsque je ne suis pas isolé, lorsqu'il n'y a entre nous aucune barrière, ni celle des mots, ni celle des états psychologiques, ou des humeurs, ou des caractéristiques individuelles. Et pourtant, je ne peux vous comprendre que lorsque je suis seul, esseulé en ce sens que je ne suis entouré d'aucune clôture de protection, et que je ne subis pas d'influences. Nous sommes, pour la plupart, des assemblages, des ensembles composés de souvenirs, d'idiosyncrasies, de préjugés, d'influences innombrables, Et c'est à travers tout cela que nous prétendons comprendre. Mais que pouvons-nous comprendre, lorsque nous sommes des produits fabriqués et assemblés ? Lorsqu'au contraire nous sommes libérés de toute cette fabrication, il y a un esseulement qui n'est pas une évasion. Comprendre tous les éléments qui nous constituent : voilà ce qui à la fois provoque l'esseulement et nous permet d'aborder la vie directement.

Nous sommes une masse d'opinions et de croyances, nous ne sommes qu'un assemblage, et nous nous imaginons pouvoir nous intégrer. Nous cherchons notre intégration avec tous ces fardeaux. Mais une intégration qui ne serait pas à fleur de conscience, une intégration profonde, à travers tout ce que nous sommes, ne peut se faire que lorsqu'on est libéré, par la compréhension que l'on en a de toutes les influences qui nous façonnent : croyances, souvenirs, etc... On ne peut pas simplement les éliminer. Lorsqu'on commence à comprendre tout cela, l'esseulement qui se produit n'est pas un état de contradiction, une opposition entre le collectif et l'individuel. Lorsque vous vous attachez à comprendre réellement quelque chose, n'êtes-vous pas seul ? N'êtes-vous pas complètement intégrés, à ce moment-là ? Votre attention n'est-elle entièrement mise en ouvre ? Mais si vous vous retirez, si vous résistez, si vous renoncez, pouvez-vous encore comprendre ? Un problème ne disparaît que lorsqu'on le comprend pleinement. Il ne s'agit pas de « renoncer » à lui. Il ne s'agit pas de « renoncer » à la richesse ou à certaines formes évidentes de l'avidité. Mais lorsque vous êtes capable de regarder ce problème directement, sans critiquer, lorsque vous êtes à la fois, lucide et passif, il se détache de vous. Dans cet état de lucidité passive, d'attention totale, il n'y a pas d'opposition, de contradiction, il n'y a donc pas de solitude. Nous sommes presque tous isolés et solitaires, sans profondeur. Nous épuisons vite nos ressources. Et c'est cette solitude qui provoque les évasions, les retraites, les fausses apparences. Il nous faut écarter ces revêtements et « être » avec la solitude. Cet état d'être est l'esseulement. Cet état échappe aux influences et aux humeurs. Il est suprêmement précieux, mais être seul, c'est précisément ce que l'on redoute; nous acceptons rarement de n'être pas en compagnie; nous avons nos radios, nos périodiques, nos journaux, nos livres; ou s'ils nous font défaut, nous vivons avec nos pensées. Notre esprit n'est jamais tranquille. L'esseulement est une quiétude, un silence qui n'est pas imposé, qui n'est pas fabriqué. Lorsque vous êtes silencieux au milieu de beaucoup de bruit, vous êtes seul, n'est-ce pas ? Il « faut » être seul. Si vous « réussissez » dans la vie, il y a certainement quelque chose de faussé en vous. Nous cherchons presque tous le succès et c'est pourquoi nous ne sommes jamais seuls; nous sommes dans un état de solitude, mais nous ne sommes pas seuls.

Ce n'est qu'en cet esseulement que nous pouvons contempler ce qui est vrai, sans procéder à des comparaisons. Comme cette solitude nous fait peur, nous nous construisons des refuges, des protections, que nous appelons de noms prestigieux. Ces merveilleuses évasions sont des illusions qui n'ont aucune valeur. Ce n'est que lorsque nous nous en rendons compte (réellement, non verbalement) que nous sommes seuls. Etant seuls, nous pouvons comprendre, c'est-à-dire nous dévêtir de toutes nos expériences passées, de nos souvenirs, de nos sensations, que nous avions si soigneusement amassés et conservés. Seul un esprit non conditionné peut comprendre l'inconditionné, le réel; et pour déconditionner notre esprit, nous devons, non seulement affronter la solitude, mais aller au-delà. Nous ne devons pas nous attacher aux souvenirs qui s'entassent en nous. Nos souvenirs ne sont que de mots, des mots qui ont des sensations. Lorsque l'esprit est tout à fait calme, lorsqu'il ne subit plus d'influences, il peut réaliser ce qui est.

Ojai, aout 1949