Les Grandes Profondeurs


Avant de répondre aux nombreuses questions qui m’ont été posées, je voudrais faire une ou deux remarques. Tout d’abord, je ferai un bref résumé de ce que j’ai dit jusqu’ici et ensuite je vous indiquerai la façon dont mes réponses à ces questions devraient être reçues.

J’ai le sentiment que ce monde serait bien beau s’il n’y avait ni maîtres ni disciples. Je me demande si vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi des maîtres et des disciples existent, pourquoi nous nous adressons à d’autres pour qu’ils nous illuminent, nous encouragent, nous guident. Ce monde ne serait-il pas pacifique et ordonné s’il n’y avait ni le chercheur, ni les objets de sa recherche ? Ces objets sont engendrés par le désir d’obtenir un profit, et de ce désir naissent des conflits. Tant que l’on désire un profit, que ce soit spirituellement ou matériellement, il y a conflit entre l’homme et l’homme. Si nous comprenions la signification profonde de cette idée de profit, peut-être trouverions- nous une paix réelle et par conséquent abolirions-nous cette distinction entre maîtres et disciples, et cette peur extraordinaire qui existe entre eux, bien que le disciple l’appelle amour.

Nous sommes pris dans le filet des acquisitions et, nous rendant compte de son caractère douloureux, nous voulons en sortir. Ce processus engendre une dualité. Je veux obtenir un bénéfice ; ce désir engendre une peur ; cette peur à son tour crée une dualité ; et alors commence le conflit des contraires. Or, un contraire ne contient-il pas le germe de son propre contraire ? Si la vertu est l’opposé du vice, est-elle vertu ? Je ne sais pas si vous avez jamais pensé de cette façon. Observez ce processus et vous verrez que chaque contraire contient toujours son propre contraire. C’est-à-dire que si le vice est le contraire de la vertu, la vertu contient le vice, donc elle n’en est pas l’opposé, de sorte que si nous comprenons ce conflit, l’opposé disparaît. Je crois qu’il est très important de comprendre ce point, parce que la plupart d’entre nous sont pris dans ce problème des contraires, de l’avidité et de la non-avidité, de la connaissance et de l’ignorance... Et alors, que doivent-ils faire

Ils se demandent comment dominer ce problème, mais le problème, en fait, existe-t-il ? N’ont-ils pas simplement mal compris ce conflit ? Si l’on pouvait comprendre le fait lui-même, par exemple la colère, si l’on pouvait comprendre ce qui est, le conflit des opposés cesserait. Le problème de la dualité, qui implique l’existence du mal, disparaîtrait. Voilà pourquoi je pense qu’il est très important de comprendre ce problème des contraires, tel qu’il existe dans notre vie quotidienne. Peut-il jamais exister une issue au conflit des contraires, ou n’est-ce pas plutôt la compréhension du fait lui-même qui est cette solution, lorsque nous n’essayons pas de surmonter un contraire par un autre ? En d’autres termes, « ce qui est » ne peut être compris que si l’on est lucide et non par une condamnation ou une justification. Il est important de comprendre la peur elle-même et de ne pas essayer de s’évader dans son contraire, ce qui ne peut que créer un conflit.

Je n’irai pas plus loin dans l’examen de ce problème, car j’ai à répondre à beaucoup de questions, mais je désire attirer votre attention sur la difficulté qu’il y a à se comprendre soi-même, à être lucide dans la connaissance de soi, à voir ce que l’on pense, ce que l’on sent et ce que l’on fait. Si nous ne comprenons pas le processus dualiste de nos activités, de nos émotions, de nos pensées, nous n’avons aucune base pour penser correctement.

Être lucide au sujet de soi-même est extrêmement difficile. Cela n’exige aucune connaissance livresque. Se connaître, c’est atteindre la source de sagesse qui ne peut être indiquée par aucun « on dit ». Lorsque l’on commence à s’explorer et à être lucide en ce qui concerne tout ce que l’on fait, tout en s’abstenant de choisir dans l’action, on voit bientôt combien extraordinaires sont les profondeurs que la pensée peut sonder, et combien grande est la liberté de cette lucidité.

QUESTION : Vous avez souvent parlé des rapports humains. Quelle signification ont-ils pour vous ?

KRISHNAMURTI : Tout d’abord, il n’existe pas d’être isolé. Il n’y a pas d’existence dans l’isolement. Être, c’est être en rapport avec les autres. Sans ces contacts, il n’y a pas d’existence. Or, qu’entendons-nous par « rapports humains » ? Ce sont, constamment, des provocations qu’on lance et qu’on relève entre deux personnes, entre vous et moi. La provocation que vous lancez et que j’accepte (ou à laquelle je réagis) et également la provocation que je vous lance. Les rapports entre personnes engendrent une société. La société n’est pas indépendante de vous et moi. Elle n’est pas en elle- même une entité séparée. C’est vous et moi, qui, dans nos rapports mutuels, créons la masse, le groupe, la société. Ainsi, les rapports humains sont la perception d’un contact, d’un échange entre deux personnes. Et sur quoi sont-ils généralement établis ? Sur ce qu’on appelle une dépendance réciproque, une assistance réciproque. Du moins, nous disons qu’il s’agit d’assistance mutuelle, mais en fait, en dehors des mots et de l’écran émotionnel, nous réagissons les uns sur les autres. Sur quoi nos échanges sont-ils fondés, en fait ? N’est-ce pas sur une mutuelle satisfaction ? Si je ne vous plais pas, vous vous débarrassez de moi, et si je vous plais vous m’acceptez pour femme, pour mari, pour voisin, pour ami. Voilà le fait réel. On recherche les contacts qui sont une source de gratification, de satisfaction mutuelle. Là où on ne trouve pas de satisfaction, on change de relations, soit on divorce, soit on vit toujours ensemble, mais en cherchant sa satisfaction ailleurs. On passe d’une relation à une autre, jusqu’à ce que l’on trouve ce que l’on cherche : la satisfaction, accompagnée d’un sentiment d’autoprotection et de réconfort. Voilà la vérité en ce qui concerne nos rapports avec le monde : ils sont recherchés lorsqu’il peut y avoir sécurité, lorsque, en tant qu’individus, nous pouvons vivre dans un état de protection, de gratification, en somme dans un état d’ignorance. Et tous ces états ne créent-ils pas des conflits ? Si vous ne me satisfaites pas et que je vais ailleurs, il y a évidemment conflit, car nous cherchons tous deux notre sécurité l’un dans l’autre, et lorsqu’elle devient incertaine, nous devenons jaloux, violents, possessifs. Les rapports humains aboutissent invariablement à la possession, à la condamnation, à la passion, aux exigences de notre sécurité, de notre confort, de notre satisfaction. Et en cela, il n’y a évidemment aucun amour.

Nous parlons d’amour, nous parlons de responsabilités, de devoirs, mais il n’y a en réalité aucun amour. Nous voyons ce qui en résulte dans notre civilisation. La façon dont nous traitons nos femmes, nos enfants, nos voisins, nos amis est une indication qu’il n’y a là qu’une mutuelle recherche de satisfaction. Et, puisqu’il en est ainsi, à quoi servent nos rapports ? Quelle est leur signification ultime ? Si vous vous observez dans vos contacts avec les uns et les autres, ne voyez-vous pas qu’ils sont un processus d’autorévélation ? Mes contacts avec vous ne me révèlent-ils pas mon état d’être, si je suis attentif et suffisamment en éveil pour être conscient de mes réactions ? Donc, en réalité, ces rapports sont un processus d’autorévélation, d’auto-connaissance. Dans cette révélation, nous trouvons beaucoup de choses désagréables et troublantes, des pensées et des activités gênantes, et comme nous n’aimons pas les découvrir, nous fuyons les rapports désagréables, nous nous réfugions dans les rapports plaisants. Ainsi, les relations humaines ont très peu de sens lorsque nous ne faisons qu’y chercher une satisfaction mutuelle, mais elles deviennent extrêmement significatives lorsqu’elles impliquent une autorévélation et la connaissance de soi.

Après tout, il n’y a aucune relation dans l’amour. Si nous appelons amour l’exigence d’une réciprocité, il y a relation. Mais si l’on aime, c’est-à-dire si l’on se donne à quelque chose entièrement, totalement, il n’y a pas de relation. Les relations humaines sont-elles une satisfaction mutuelle ou un processus d’autorévélation ? Il n’y a pas de satisfaction en amour, il n’y a pas de révélation de soi en amour. On aime et c’est tout. Et qu’arrive-t- il si l’on aime vraiment ? Un tel amour est chose merveilleuse. En un tel amour, il n’y a pas de frictions, il n’y a pas l’un et l’autre, il y a unité complète, c’est un état d’intégralité, un « être complet ». De tels moments existent, de tels moments rares, heureux et joyeux, où il y a amour complet, complète communion. Mais ce qui arrive généralement, c’est que l’amour est moins important que la personne. L’objet de l’amour devient important : la personne à qui nous donnons notre amour, non l’amour lui-même. Cet objet de notre amour, pour des raisons diverses, qu’elles soient biologiques ou verbales, qu’elles proviennent d’un désir de satisfaction, de réconfort, cet objet devient par trop important et l’amour lui-même recule. La passion, la jalousie, les exigences y ajoutent leurs conflits, et l’amour s’éloigne de plus en plus, de sorte que nos rapports perdent de plus en plus leur signification, leur valeur. Voilà pourquoi l’amour est l’une des choses les plus difficiles à appréhender. Il ne peut pas se produire pour des besoins intellectuels. Il ne peut pas être manufacturé au moyen de différentes méthodes ou disciplines. C’est un état d’être dans lequel les activités du moi ont cessé. Mais elles ne cesseront pas si l’on ne fait que les supprimer, les écarter ou les discipliner. Il faut comprendre les activités du moi à travers toutes les différentes couches de la conscience. Nous avons des moments d’amour où il n’y a pas de pensées, pas de mobiles, mais ils sont très rares et, parce qu’ils sont rares, nous nous y accrochons par le souvenir et créons ainsi une barrière entre la réalité vivante et nos actions quotidiennes. Donc, en vue de comprendre les relations humaines, il est important de comprendre d’abord ce qui, en fait, a lieu dans nos vies, ce qui est, sous toutes ses formes, sous toutes ses formes différentes et subtiles, et comprendre aussi ce que ces relations signifient véritablement. Le sens réel des rapports humains est l’autorévélation ; et, comme nous ne voulons pas nous révéler à nous-mêmes, nous nous réfugions dans le réconfort et alors les contacts humains perdent leur extraordinaire profondeur, leur sens et leur beauté. Il ne peut y avoir de vrais rapports que lorsqu’il y a amour. Mais l’amour n’est pas une recherche de satisfaction. Il n’existe que lorsqu’il y a oubli de soi, complète communion, non pas entre une ou deux personnes, mais communion avec le suprême, et cela ne peut avoir lieu que lorsque le moi est oublié.

Extrait du livre "Mettre fin au conflit" : la libération par l’acceptation
Madras, 1947. Huit!ème causerie. Œuvres complètes de J. Krishnamurti, vol. V.