L’intelligence de l’amour


David Bohm : Cela reste toujours de l’ordre d’un savoir- faire sans cesse accru.

K. : Oui, effectivement.

D. B. : Mais, lorsque nous parlons d’intelligence, cela sous-entend que cette intelligence ait pour le moins une autre qualité.

K. : Oui. Cette intelligence, est-elle liée à l’amour ?

D. B. : À mon avis, les deux vont de pair.

K. : Oui, j’y viens, mais ne brûlons pas les étapes. Donc, j’ai compris tout ce que nous avons évoqué, et je me trouve face à un mur infranchis¬sable, dans l’incapacité d’aller plus loin. Et voici qu’à force d’observer, d’explorer de-ci, de-là, je tombe sur ce terme : l’« intelligence ». Et je me rends compte que cette prétendue intelligence de la pensée - ce savoir-faire - n’est pas l’intelligence véritable. Je fais un pas de plus, et je me demande si cette intelligence est associée, liée à l’amour, si elle fait partie de l’amour, qui, lui, ne peut faire l’objet d’aucune accumulation.

D. B. : Non, en effet, même si l’on essaie. Les gens voudraient tellement que l’amour leur soit garanti !

K. : Quelle absurdité ! Ce sont là des fadaises romanesques dignes du cinéma ! L’amour, cela ne se stocke pas. On ne peut pas non plus l’associer à la haine. Cet amour-là est d’une tout autre nature. Cet autre amour a-t-il une intelligence ? Qui entre alors en action ? Et brise enfin le mur ? Récapitulons, si vous le voulez bien. J’ignore ce qu’est cet amour-là. Je connais l’aspect physique des choses. Je comprends que l’amour, ce n’est pas le plaisir, le désir, l’accumulation, le souvenir les images. Je l’ai compris depuis longtemps. Mais j’en suis arrivé au point où je suis face à un mursi haut qu’il est infranchissable pour moi. J’explore donc çà et là pour voir s’il existe une démarche différente, un mouvement qui échappe à tout modèle humain. Et il se peut que ce mouvement, ce se soit l’amour. Je suis désolé de recourir à ce mot, abîmé, si galvaudé, mais nous garderons ce terme pour l’instant.
Est-ce donc cet amour, avec son intelligence propre, qui saura abattre, pulvériser ou anéantir ce mur ? Pas l’amour des «je t’aime » et « tu m’aimes ». Non, l’amour dont je parle n’est ni personnel ni général. Il n’est ni universel ni individuel. Il va bien au-delà. Je crois que lorsqu’on aime de cet amour-là, cela englobe tout, cela transcende l’universel et l’individuel. Voilà ce qu’est cet amour Ce n’est pas une lumière particulière : il est la lumière. Si cet amour est l’élément capable de briser le mur qui est là devant moi, alors, effectivement, j’ignore tout de cet amour. En tant qu’être humain, j’ai franchi certains stades, mais je ne peux aller plus loin et rencontrer cet amour. Que faire alors ? Non, il ne s’agit pas de «faire» ou de « ne pas faire », mais de se demander : dans quel état d’esprit suis-je lorsque je réalise que toute tentative de mouvement de ce côté-ci du mur ne fait que le renforcer? Je réalise, que ce soit par 1a méditation ou que sais-je d’autre, qu’il n’y a pas de mouvement possible, mais que l’esprit ne peut franchir ce mur.
Or voici que vous venez à moi et que vous me dites : « Écoutez, ce mur peut être brisé, anéanti : il vous suffit d’avoir cette qualité d’amour doublé d’intelligence. » Et je dis : «Très bien, mais j’ignore tout de cet amour. » Que puis-je faire ? Je ne peux rien faire - et j’en prends conscience. Quoi que je fasse, je reste toujours de ce côté-ci du mur.
Suis-je donc au désespoir ? Non, bien évidem¬ment, car, si je suis désespéré ou déprimé, je suis toujours dans la même sphère. Donc, il faut que tout cela cesse. Lorsque je réalise que je ne peux absolument rien faire, que se passe-t-il dans mon esprit ? Tout cela cesse. A l’instant même où je réalise cela, tout mouvement cesse. La chose est-elle possible ? Suis-je au contraire en pleine illusion? Ai-je réellement vécu tout cela pour en arriver à ce point ? Ou me dis-je soudain : «Je dois faire silence » ? Se pourrait-il qu’il se fasse au sein de mon esprit une révolution, au sens où tout mouvement a complètement cessé ? Et, si tel est le cas, l’amour est-il quelque chose qui serait là-bas, au-delà du mur?

D. B. : Cela n’aurait aucun sens.

K. : Bien sûr, ce serait hors de question.

D. B. : Le mur lui-même est le produit de ce processus qui n’est qu’une illusion.

K. : Exactement. Je réalise que le mur est ce mouvement. Donc, quand ce mouvement cesse, cette qualité d’intelligence, d’amour est présente. Tout est là.

D. B. : Oui. Pourrait-on dire que le mouvement cesse … que le mouvement se rend compte qu’il n’a aucune raison d’être ?

K. : C’est comme le «sixième sens» grâce auquel on sent le danger.

D. B. : Peut-être, en effet.

K. : Oui. Tout danger requiert de notre part une certaine vigilance. Mais je n’ai jamais compris en tant qu’être humain que le processus accumulatif constituait un immense danger.

D. B. : Parce que nous croyons trouver en lui ce qui fait l’essence même de la sécurité.

K. : Bien sûr. Et voici que vous mettez ce fait en évidence : je vous écoute avec la plus grande attention, et je perçois, je vois réellement où est le danger. Or la perception fait partie de l’amour, n’est-ce pas ? La perception que j’ai du mur, cette perception sans motif ni direction - engendrée par ce mouvement d’accumulation - est indéniablement l’intelligence et l’amour.


Extrait d’une discussion entre Krishnamurti et David Böhm
Brockwood Park, le 16 septembre 1980.