La mutation psychologique n'est pas ce que vous croyez

Carlos Suarès : Je n'imagine pas un "mutant", c'est-à-dire un homme changeant d'état de conscience, qui n'emporterait pas avec lui la résultante de tout le passé. L'homme modifie le milieu et le milieu le modifie...

Krishnamurti : Non : l'homme modifie le milieu et le milieu modifie la partie de l'homme qui est branchée sur la modification du milieu, non l'homme tout entier, dans son extrême profondeur. Aucune pression extérieure ne peut faire cela : elle ne modifie que des parties superficielles de la conscience. Aucune analyse psychologique ne peut non plus provoquer la mutation car toute analyse se situe dans le champ de la durée. Et aucune expérience ne peut la provoquer, quelque exaltée et « spirituelle » qu'elle soit. Au contraire, plus elle apparaît comme une révélation, plus elle conditionne. Dans les deux premiers cas - modification psychologique produite par l'analyse ou introspection, et modification produite par une pression extérieure - l'individu ne subit aucune transformation profonde : il n'est que modifié, façonné, réajusté, de manière à être adapté au social.
Dans le troisième cas, d'une modification amenée par une expérience dite spirituelle, soit conforme à une foi organisée, soit toute personnelle, l'individu est projeté dans l'évasion que lui dicte l'autorité de quelque symbole. Dans tous les cas il y a action d'une force contraignante prenant appui sur une morale sociale, c'est-à-dire un état de contradiction et de conflits. Toute société est contradictoire en soi. Toute société exige des efforts de la part de ceux qui la constituent. Or contradiction, conflit, effort, compétition sont des barrières qui empêchent toute mutation, car mutation veut dire liberté.

Carlos Suarès : D'où les évasions dans les symboles ?

Krishnamurti : II n'y a d'images symboliques que dans les parties inexplorées de la conscience. Même les mots ne sont que des symboles. Il faut crever les mots.

Carlos Suarès : Mais les théologies...

Krishnamurti : Laissons là les théologies. Toute pensée théologique manque de maturité.
Ne perdons pas le fil de notre entretien. Nous en étions à l'expérience, et nous disions que toute expérience est conditionnante. En effet, toute expérience vécue - et je ne parle pas seulement de celles dites spirituelles - a nécessairement ses racines dans le passé. Qu'il s'agisse de la réalité ou de mon voisin, ce que je reconnais implique une association avec du passé. Une expérience dite spirituelle est la réponse du passé à mon angoisse, à ma douleur, à ma peur, à mon espérance. Cette réponse est la projection d'une compensation à un état misérable. Ma conscience projette le contraire de ce qu'elle est, parce que je suis persuadé que ce contraire exalté et heureux est une réalité consolante. Ainsi, ma foi catholique ou bouddhiste construit et projette l'image de la Vierge ou du Bouddha, et ces fabrications éveillent une émotion intense dans ces mêmes couches de conscience inexplorées qui, l'ayant fabriquée sans le savoir, la prennent pour la réalité. Les symboles, ou les mots, deviennent plus importants que la réalité. Ils s'installent en tant que mémoire dans une conscience qui dit : « Je sais, car j'ai eu une expérience spirituelle. » Alors les mots et le conditionnement se vitalisent mutuellement dans le cercle vicieux d'un circuit fermé.

Carlos Suarès : Un phénomène d'induction ?

Krishnamurti : Oui. Le souvenir de l'émotion intense, du choc, de l'extase engendre une aspiration vers la répétition de l'expérience, et le symbole devient la suprême autorité intérieure, l'idéal vers lequel se tendent tous les efforts. Capter la vision devient un but ; y penser sans cesse et se discipliner, un moyen. Mais la pensée est cela même qui crée une distance entre l'individu tel qu'il est et le symbole ou l'idéal. Il n'y a de mutation possible que si l'on meurt à cette distance. La mutation n'est possible que lorsque toute expérience cesse totalement. L'homme qui ne vit plus aucune expérience est un homme éveillé. Mais voyez ce qui se passe partout : on recherche toujours des expériences plus profondes et plus vastes. On est persuadé que vivre des expériences, c'est vivre réellement. En fait, ce que l'on vit n'est pas la réalité, mais le symbole, le concept, l'idéal, le mot. Nous vivons de mots. Si la vie dite spirituelle est un perpétuel conflit, c'est parce qu'on y émet la prétention de se nourrir de concepts comme si, ayant faim, on pouvait se nourrir du mot « pain ». Nous vivons de mots et non de faits. Dans tous les phénomènes de la vie, qu'il s'agisse de la vie spirituelle, de la vie sexuelle, de l'organisation matérielle de nos affaires ou de nos loisirs, nous nous stimulons au moyen de mots. Les mots s'organisent en idées, en pensées et, sur ces stimulants, nous croyons vivre d'autant plus intensément que nous avons mieux su, grâce à eux, créer des distances entre la réalité (nous, tels que nous sommes) et un idéal (la projection du contraire de ce que nous sommes). Ainsi, nous tournons le dos à la mutation. Mourez au temps, aux systèmes, aux mots

Carlos Suarès : Récapitulons. Tant qu'existe dans la conscience un conflit, quel qu'il soit, il n'y a pas mutation. Tant que domine sur nos pensées l'autorité de l'Église ou de l'État, il n'y a pas mutation. Tant que notre expérience personnelle s'érige en autorité intérieure, il n'y a pas mutation. Tant que l'éducation, le milieu social, la tradition, la culture, bref notre civilisation, avec tous ses rouages, nous conditionne, il n y a pas mutation. Tant qu'il y a adaptation, il n'y a pas mutation. Tant qu'il y a évasion, de quelque nature qu'elle soit, il n'y a pas mutation. Tant que je m'efforce vers une ascèse, tant que je crois à une révélation, tant que j'ai un idéal quel qu'il soit, il n'y a pas mutation. Tant que je cherche à me connaître en m'analysant psychologiquement, il n'y a pas mutation. Tant qu'il y a effort vers une mutation, il n'y a pas mutation. Tant qu'il y a image, symbole, ou des idées, ou même des mots, il n'y a pas mutation. En ai-je assez dit ? Non pas. Car, parvenu à ce point, je ne peux qu'être amené à ajouter : tant qu'il y a pensée, il n'y a pas mutation.

Krishnamurti : C'est exact.

Carlos Suarès : Alors, qu'est-ce que cette mutation dont vous parlez tout le temps ?

Krishnamurti : C'est une explosion totale à l'intérieur des couches inexplorées de la conscience, une explosion dans le germe ou, si vous voulez, dans la racine du conditionnement, une destruction de la durée.

Carlos Suarès : Mais la vie même est conditionnement. Comment peut-on détruire la durée et ne pas détruire la vie elle-même ?

Krishnamurti : Vous voulez réellement le savoir ?

Carlos Suarès : Oui.

Krishnamurti : Mourez à la Durée. Mourez à la conception total du Temps : au passé, au présent et au futur. Mourez aux systèmes, mourez aux symboles, mourez aux mots, car ce sont des facteurs de décomposition. Mourez à votre psychisme car c'est lui qui fabrique le Temps psychologique.