La nature du désir

C'était une soirée très calme, et de nombreuses voiles blanches dansaient sur le lac. Dans le lointain, un haut sommet couvert de neige semblait descendre du ciel. Le vent du soir qui venait du nord-est ne soufflait pas encore, mais l'eau du lac était ridée vers le nord et un nombre croissant de bateaux était mis à l'eau. L'eau était très bleue et le ciel très clair. C'était un grand lac, mais par temps clair et ensoleillé on pouvait voir les petits villages sur l'autre rive. Dans cette petite baie, retirée, comme oubliée, tout était très paisible. Il n'y avait pas de touriste, et le bateau à vapeur qui faisait le tour du lac ne s'y arrêtait pas. Il y avait non loin un petit village de pêcheurs et, lorsque le temps s'annonçait clair, de petits bateaux pêchaient aux lanternes jusqu'à tard dans la nuit. Dans la splendeur de la soirée, ils préparaient leurs filets et leurs bateaux. Les vallées étaient dans une ombre profonde, mais il y avait encore du soleil au sommet des montagnes.

Nous marchions depuis un certain temps et nous nous assîmes le long du sentier, car il souhaitait que nous parlions de certaines choses.

Q : Je n'ai jamais cessé d'être en conflit, d'aussi loin que je m'en souvienne ; c'était surtout des conflits intérieurs bien que parfois cela se manifeste extérieurement. Les conflits extérieurs ne me troublent pas outre mesure, car j'ai appris à m'adapter aux circonstances. Cette adaptation a été cependant douloureuse, car je ne me laisse ni persuader ni dominer facilement. Ma vie a été difficile, mais je suis suffisamment efficace pour avoir réussi à me faire une bonne situation. Mais mon problème n'est pas là. Ce que je n'arrive pas à comprendre, c'est ce conflit intérieur que je ne parviens pas à maîtriser. Il m'arrive souvent de me réveiller en pleine nuit après un cauchemar et le conflit ne semble pas me laisser un moment de répit. Cela envahit mes occupations de tous les jours et très souvent cela se manifeste également dans mes relations les plus intimes.

K : Qu'entendez-vous par conflit ? De quelle nature est-il ?

Q : Extérieurement, je suis un homme très occupé, et mon travail requiert de la concentration et de l'attention. Lorsque mon esprit est occupé de la sorte, mes conflits intérieurs sont oubliés; mais dès que mon travail me laisse un moment de calme, tout réapparaît. Ces conflits ne sont pas tous au même niveau et sont de nature différente. Je veux réussir dans mon travail, arriver au sommet de ma profession, avoir beaucoup d'argent et des choses de ce genre et je sais que c'est possible. Et au même temps, j'ai conscience de la stupidité d'une telle ambition. J'aime les bonnes choses de la vie et d'un autre côté je veux mener une vie simple et presque ascétique. Je hais un certain nombre des personnes, tout en voulant oublier et pardonner. Je peux continuer à vous donner des exemples mais je suis sûr que vous comprenez la nature de mon conflit. Je suis par nature quelque'un de très paisible et pourtant je me mets facilement en colère. Je suis en très bonne santé - ce qui est peut-être une malchance, du moins dans mon cas, car extérieurement je donne l'apparence d'être calme et posé, mais je suis en fait troublé et perturbé par mes conflits intérieurs. J'ai largement dépassé la trentaine et je voudrais vraiment sortir de la confusion de mes propres désirs. Et un autre de mes problèmes, voyez-vous, c'est que je trouve presque impossible de parler de tout cela à quelqu'un. C'est la première fois depuis de nombreuses années que je m'extériorise un peu. Je ne suis pas renfermé, mais je déteste parler de moi et je ne pourrais certainement pas le faire avec un quelconque psychologue. Compte tenu de tout cela, pouvez-vous me dire s'il m'est possible d'espérer une certaine forme de sérénité intérieure ?

K : Plutôt que d'essayer d'éliminer le conflit, voyons si nous pouvons comprendre cette somme de désirs. Notre problème est davantage de voir la nature du désir que de tenter d'éliminer le conflit. Car c'est le désir qui provoque le conflit. Le désir est stimulé par l'association et le souvenir, et la mémoire fait partie du désir. C'est le souvenir de l'agréable et du désagréable qui nourrit le désir et qui le morcelle en désirs opposés et conflictuels. L'esprit s'identifie à l'agréable en l'opposant au désagréable, et c'est en choisissant entre la douleur et le plaisir que l'esprit isole le désir, en le divisant en différentes catégories de quêtes et valeurs.

Q : Et bien qu'il y ait nombre des désirs opposés et conflictuels, tout les désirs ne font qu'un. C'est bien cela ?

K : Il en est effectivement ainsi, n'est-il pas vrai ? Et il est très important de comprendre cela, car sinon le conflit entre les désirs qui s'opposent ne peut prendre fin. La dualité du désir, qui est une création de l'esprit, est une illusion. Il n'y a pas de dualité dans le désir, tout au plus existe-t-il différents types de désir. La seul véritable dualité, c'est celle du temps et de l'éternité.
Notre propos est donc de reconnaître le caractère imaginaire de la dualité du désir. Le désir se subdivise en vouloir et en non vouloir, mais le fait d'éviter l'un et de poursuivre l'autre fait toujours partie du processus du désir. On ne peut échapper au conflit par aucun de biais des oppositions du désir, car le désir en soi suscite son propre contraire.

Q : Je comprends vaguement que ce que vous dites est un fait, mais je suis toujours déchiré entre plusieurs désirs, et cela aussi est un fait.

K : Il est évident que toutes les formes du désir ne forment qu'un seul et unique désir et nous ne pouvons rien faire contre cela, ni modifier ce fait selon notre plaisir et notre besoin, ou l'utiliser comme instrument pour nous libérer des conflits du désir. Mais si nous reconnaissons la vérité de ce fait, cela suffit pour libérer l'esprit de sa fonction de créateur d'illusion. C'est pourquoi nous devons avoir pleinement conscience du fait que le désir se subdivise en parties bien distinctes et opposées. Nous sommes ces désirs opposés et conflictuels, nous sommes cette masse de contradictions qui nous tirent chacun dans un sens opposé.

Q : Mais que pouvons-nous faire ?

K : Si nous ne nous avisons pas tout d'abord que le désir est une unité unique, ce que nous ferons au ce que nous ne ferons pas n'aura qu'une importance très infime, car le désir multiplie le désir et l'esprit est enfermé dans ce conflit. On ne peut se libérer du conflit qu'à partir du moment où le désir, qui donne naissance au « je » avec ses souvenirs et ses récognitions, touche à sa fin.

Q : Quand vous dites que le conflit ne peut cesser que si le désir cesse, cela implique-t-il que toute vie active doive cesser elle aussi ?

K : Oui et non. Il serait stupide de nous mettre à spéculer sur le genre de vie que nous aurions si le désir n'existait pas.

Q : Mais vous ne voulez sûrement pas dire que les besoins organiques doivent cesser ?

K : Ce sont les désirs psychologiques qui façonnent les besoins organiques et qui permettent à ceux-ci de se développer. Et nous parlons précisément de ces désirs.

Q : Ne pourrions-nous pas examiner plus précisément le fonctionnement de ces besoins internes ?

K : Les désirs sont tout à la fois exposés et cachés, conscients et invisibles. Ces derniers sont beaucoup plus importants que les désirs évidents; mais nous ne pouvons pas nous familiariser avec les désirs les plus profonds tant que les désirs superficiels ne sont pas compris et domptés. Ce n'est pas que les désirs conscients doivent être refoulés, sublimés ou ajustés à un quelconque modèle, mais ils doivent être observés et calmés. Avec l'apaisement de l'agitation superficielle, il est possible que les désirs les plus enfouis, les motivations et les intentions cachées remontent à la surface.

Q : Mais comment apaiser cette agitation superficielle ? Je comprends combien ce que vous dites est important, mais je ne vois pas très bien comment approcher le problème, comment en faire l'expérience.

K : Celui qui expérimente n'est pas séparé de ce dont il fait l'expérience. Il faut comprendre cette vérité. Vous qui êtes en train d'expérimenter vos désirs, vous n'êtes pas une entité séparée de ces désirs, n'est-ce pas ?

Q : On peut avoir le sentiment qu'il en est ainsi, mais en fait pour le comprendre véritablement, c'est une autre question.

K : Si l'on a conscience de cette vérité devant chaque nouveau désir qui apparaît, on est alors libéré de l'illusion qui fait de celui qui expérimente une entité séparée, sans lien avec le désir. Aussi longtemps que le « je » s'emploie à se libérer du désir, il ne fait pas que renforcer le désir dans une autre direction et de la sorte il entretient le conflit. Si l'on ne cesse pas un instant d'avoir conscience de ce fait, la volonté du censeur cesse et lorsque l'expérience se confond avec celui qui la fait, on découvre que le désir et les nombreux et divers conflits qui l'accompagnent n'existent plus.

Q : Cela permet-il d'accéder à une vie plus calme et plus pleine ?

K : Certainement pas au début. Il est probable que cela suscitera de nouvelles perturbations et qu'il faudra envisager un réajustement. Mais plus l'on pénètre profondément dans le problème complexe du désir et du conflit, plus il devient simple.

Extrait de : Commentaires sur la vie, tome II