Le rôle de l'éducation est de susciter la beauté extraordinaire de l'ordre par l'apprentissage des dangers du désordre


Il y avait de nombreux enseignants dans cette pièce, venus de différentes parties du monde. Un magnétoscope était en marche; le parfum du jasmin emplissait la véranda. Le temps était lumineux et clair et les collines semblaient avoir été sculptées de main d’homme.

Un enseignant : Que pensez-vous de ces nouvelles machines à enseigner ? On en fait grand usage aux Etats-Unis et les enfants apprennent directement à partir de la machine, sous la surveillance de l’enseignant. Ils semblent apprendre beaucoup plus vite.

Krishnamurti : Il est étrange de voir que l’on mécanise tout. Cet apprentissage mécanique contribue à rendre l’esprit plus mécanique encore. Vous ne pouvez pas discuter avec une machine. Vous pouvez lui poser une question et elle vous répondra mécaniquement. Mais cela peut rendre plus mécanique encore un esprit qui l’est déjà. Ne pensez-vous pas, messieurs, qu’un enfant, un élève, a besoin d’une relation humaine directe et pas d’une machine ? Un enseignant qui a de la sollicitude, qui ne se contente pas d’instruire l’élève mais qui est un être humain prêt à parler avec lui des nombreuses choses de la vie et de ses problèmes, peut à travers la discussion établir un contact et faire naître une intelligence globale au lieu d’un simple savoir fragmentaire sur un sujet particulier, quelque nécessaire que puisse être ce savoir.

Un enseignant : Il y a tant de révoltes d’étudiants de par le monde. Ils ne semblent pas avoir d’objectifs positifs. Leurs buts paraissent extrêmement mesquins, destructeurs, violents, dépourvus de toute discipline, sans considération pour la vie humaine. Ils ont l’air de croire que la destruction amènera une nouvelle société; mais l’histoire nous enseigne que l’action révolutionnaire ne fait qu’entraîner d’autres formes de tyrannie. Ils ne paraissent pas s’en rendre compte. Ils veulent un changement immédiat, des résultats immédiats, et leur outil semble être la violence. Je peux comprendre tout ceci, et pourtant j’en suis horrifié car la violence ne peut qu’engendrer davantage de violence. Mais en dehors de tout ceci, en tant qu’enseignant, j’aimerais beaucoup discuter avec vous et les autres personnes présentes de cette question de la discipline. La discipline de la punition et de la récompense est toujours en vigueur, sous des formes peut-être un peu plus subtiles, mais elle est toujours là.

Les examens ne sont peut-être pas nécessaires; certaines écoles les rejettent en tant que test final d’aptitude, mais le fait de maintenir un bulletin est encore une forme de récompense et de punition. Nous avons, comme vous le dites, été conditionnés par la promesse de telle chose et la menace de telle autre. C’est la base de toute notre structure sociale et morale et en conséquence, diverses formes de disciplines sont apparues, tant religieuses que culturelles. Aujourd’hui, dans notre société permissive, presque tout cela a disparu. Si vous demandez à un étudiant ce que signifie le mot discipline, je suis sûr qu’il ne pourra pas répondre. Ou bien, il rejettera la chose complètement en disant : “Vous vous êtes disciplinés et voyez ce que vous êtes devenus. Votre ordre est un chaos, votre discipline a apporté la guerre et l’injustice sociale. Nous ne voulons pas de cela; nous voulons une société différente et ce que vous dites de la discipline et de l’ordre n’a guère de sens pour nous”. Mais en dépit de ce que disent les jeunes, il faut de la discipline. On ne peut rien faire sans elle. Si vous voulez peindre votre maison, vous devez commencer avec méthode. Vous ne pouvez pas tout éclabousser de peinture.

Krishnamurti : Quel est le sens du mot discipline ? Est-ce qu’il ne signifie pas l’acte d’apprendre, apprendre d’un enseignant, apprendre de tout le mouvement de la vie, dont nous faisons partie ? Pour apprendre il faut de l’attention, et l’attention est ordre; non que vous imposiez de l’ordre afin d’être attentif, mais l’acte même d’apprendre exige de l’attention. Peu importe le sujet, qu’il s’agisse de peindre ou d’écrire une lettre. Tout réclame de l’attention pour être fait convenablement. Nous imposons une discipline à l’élève dans l’espoir qu’il apprendra à se concentrer sur le livre qui est devant lui, et qui, en fait, ne l’intéresse pas. Il a envie de regarder par la fenêtre les collines, ou le mouvement des feuilles sous la brise, ou ce paysan qui passe. Ce que vous dites l’ennuie. Vous le voyez regarder par la fenêtre et vous lui dites de se concentrer sur le livre ou sur vos paroles. Il sait que s’il ne le fait pas il sera puni, alors il se contraint à faire un effort. Cet effort même le rend mécanique. Sans aucun doute il réussira quelque examen, mais pendant le reste de son existence, il sera complètement mécanique. Au lieu de cela, quand il arrive en courant d’une autre classe, demandez-lui de rester assis tranquillement un instant. S’il regarde par la fenêtre, dites-lui de regarder tous les arbres, les feuilles jaunissantes, la beauté des collines, la couleur des poinsettias, les ombres, le villageois. Faites-le regarder complètement, sans crainte de ne pas faire attention au livre ou à ce que vous dites. Laissez ses yeux demeurer sur la beauté de la terre et lorsqu’il aura donné son attention à ce qui l’entoure, alors il pourra considérer le livre avec la même attention sans aucune résistance. C’est cette résistance, dans la vie comme à l’école, qui rend l’esprit rétif, obtus et peureux. Dès le début, nous entraînons les élèves à avoir peur, puis nous les récompensons. Naturellement qu’ils rejettent tout ça ! Plus un élève est sensible, moins il accepte d’être modelé par un système essentiellement fondé sur la récompense et la punition avec ses disciplines et ses querelles.

L’ordre est nécessaire, n’est-ce pas ? Pour faire quoi que ce soit. On pourrait discuter de cela, en parler dans un esprit de compréhension et de recherche, en communiquant verbalement sans commandement ni menace, en montrant ce qu’est le désordre, pas ce qu’est l’ordre. Le fait de chercher à comprendre le désordre engendre l’ordre, non l’inverse. Si vous avez un plan pour établir l’ordre à la manière des dictatures et, sous une forme atténuée, les démocraties, quiconque ayant du caractère se révoltera inévitablement. Mais le fait d’en discuter avec l’élève établira une relation différente entre l’enseignant et lui et de plus contribuera à empêcher que son esprit ne devienne mécanique. Un tel esprit décèlera les désordres engendrés par la violence, par l’autorité et la morale conventionnelle - laquelle est manifestement immorale si l’on considère les absurdités du dogme religieux qui ont causé tant de confusion de par le monde, à cause de leur caractère exclusif entre autres. Avec la compréhension de tout ce désordre, l’ordre naît naturellement. Au sein de cet ordre, il n’existe pas de répression, d’imitation ou de conformisme. Par conséquent, l’ordre n’est pas une chose imposée par quelqu’un d’autre, par vous-même ou par la société. Il résulte naturellement de l’observation du désordre qui règne autour de nous et en nous. Dans la forme de discipline courante, fondée sur la punition, la récompense et le conformisme, il y a un grand gaspillage d’énergie - à travers le conflit, la répression, la peur, et le plaisir de la récompense. Ce gaspillage déclenche la recherche d’un surcroît d’énergie au moyen de la violence, de la soi-disant liberté qui consiste à faire ce dont on a envie et la poursuite continuelle du divertissement. C’est ainsi qu’un petit nombre de gens deviennent très efficaces tandis que la vaste majorité des êtres humains ne fait que gaspiller son énergie et s’atrophier.

Mais quand il y a exploration du désordre, et quand celle-ci conduit à la précision mathématique naturelle de l’ordre, alors il se libère une énergie abondante qui ne deviendra pas destructrice, violente ou malfaisante. Après tout, c’est cela le rôle de l’éducation et non de rendre l’esprit plus mécanique et par là réprimer le mouvement de l’énergie, qui devient alors violente, brutale et porteuse de toute la laideur engendrée par l’homme. Le rôle de l’éducation est de susciter l’extraordinaire beauté de l’ordre par l’apprentissage des dangers du désordre. Alors l’esprit abandonne toute son activité agressive, compétitive, implacable. L’essence du désordre est l’activité égotique que toutes les sociétés et communautés encouragent sous différentes formes. Une fois encouragée cette activité finit par la violence, et ensuite la société recourt à la répression.

Le métier d’enseignant est le plus élevé qui soit. Si l’enseignant n’a pas compris le désordre qui règne en lui-même et dans son environnement il devient un hypocrite lorsqu’il parle de l’ordre, et l’élève flaire très vite son hypocrisie. En conséquence il n’aura pas de respect pour vous, l’enseignant, ni pour rien d’autre, et bientôt il deviendra lui-même confus, désordonné, hypocrite. Ce que vous êtes, il le deviendra. Votre société le façonne, le conditionne à être violent, compétitif ou conformiste.

La fonction de l’éducation est de lui faire voir tout cela; pas seulement un fragment de la vie. Sinon, toute sollicitude, toute affection profonde disparaissent. Or l’amour est l’essence même de l’ordre.

J. Krishnamurti
Brockwood Park, le 11 septembre 1970