"Si vous étiez le Directeur de ce Laboratoire"

Krishnamurti : Grâce à dieu je ne le suis pas, mais si je l'étais, pourrais-je poser cette question ? Cette question est-elle la question correcte ?

Q : Monsieur, c'est une question qui essaye de trouver une connexion entre vos théories - vos croyances sur l'humanité - et ce que nous essayons tous de faire et les problèmes pratiques que nous avons au quotidien.

Krishnamurti : Oui Monsieur. Les problèmes de chaque jour - gagner un moyen d'existence, le sexe, avoir des enfants ou ne pas en avoir, la vocation, qui maintenant devient de l'imitation, les problèmes quotidiens des querelles, les désagréments, la peine, les blessures, la souffrance ... vous voyez, notre existence quotidienne et nos cerveaux sont entraînés depuis l'enfance à résoudre des problèmes et l'orateur dit que chercher une solution empêche la compréhension d'un problème. Nos cerveaux sont entraînés à résoudre. J'ai un problème avec ma femme. Quelle est la solution ? Le divorce ou aller chez un avocat ou l'ajustement ou l'évasion, toutes ces sortes de choses. Mais le problème, qu'est-il au juste ? Mes affirmations, mes souhaits, mon accomplissement - et les siens. Comprenons cela, discutons-en, finissons-en. Si je cherche une solution, je ne pénètre jamais la question. La cause du problème peut être éliminée, non à travers une solution mais à travers la compréhension du problème lui-même.

Désolé. La question était : "Si je suis Directeur ...". Monsieur, la réponse est que c'est une fausse question parce que ceci aurait dû être rectifié au commencement de l'histoire humaine, pas maintenant. Au début du meurtre de l'homme, un être humain tuant un autre être humain au nom de la religion, au nom du pays, au nom de Dieu, au nom de la couronne et de la loi, mon pays en tant qu'opposé à votre pays, mon idéologie comme opposée à votre idéologie. Je suis marxiste (je ne le suis pas), ou léniniste et une autre chrétien, catholique et ainsi nous sommes en guerre les uns avec les autres. C'est là qu'est le bon moment juste pour poser cette question, et non dire : "à la fin de tout ceci, que vais-je faire ?"

Nous avons abouti à ceci, nous avons divisé le monde. Vous êtes un chrétien, je suis noir, vous êtes blanc, vous êtes un caucasien et je suis un chinois quelle que soit la bêtise de cette chose. Nous sommes divisés, nous nous sommes combattus depuis le début des temps. La civilisation occidentale a tué plus de gens que n'importe quelle autre civilisation. C'est un fait. Je ne suis pas pour ou contre. Monsieur, un groupe de personnes comme vous, à Los Alamos - vous avez donné de votre temps pour la destruction et aussi pour la construction. Vous avez fait une grande part de bienfaits et d'un autre côté vous détruisez tous les êtres humains sur terre parce que vous avez reconnu mon pays, mes responsabilités, ma défense. Et les Russes disent exactement la même chose de l'autre côté. L'Inde, qui est dans une immense pauvreté, dit la même chose. Elle construit des armes. Ainsi quelle est la réponse à tout ceci ? Si j'ai un groupe qui dit : "oubliez tout nationalisme, toutes les religions, laissez-nous en tant qu'humains résoudre ce problème - comment vivre ensemble sans destruction". Si nous donnions le temps à cela comme un groupe de personnes entièrement consacrées à cela et qui se sont rassemblées à Los Alamos dans un seul but et sont concernées par toutes les choses dont nous avons parlé, alors peut-être quelque chose de nouveau pourrait prendre place.

Monsieur, nous n'avons jamais affronté la mort. Oppenheimer disait, en sanscrit : "Je suis devenu la mort". Vous connaissez cela très bien. Et nous ne comprenons pas la mort non plus - (ce que nous n'allons pas examiner maintenant). Mais nous sommes devenus des destructeurs et nous aidons aussi des être humains en même temps. Juste, Monsieur ?

Je ne vous demande pas de faire quoique ce soit. Je ne suis pas un propagandiste mais le monde est comme ceci maintenant. Personne ne pense à cela. Personne n'a une vision globale - une perception globale pour toute l'humanité - non pour mon pays, pour l'amour de Dieu ! Si vous étiez allés autour du monde comme l'orateur le fait, vous pleureriez pour le reste de votre vie. Le pacifisme est une réaction au militarisme, c'est tout. L'orateur n'est pas un pacifiste. A la place, regardons la cause de tout ceci, le commencement de tout ceci. Si la cause est là - si nous cherchons ensemble la cause, alors la chose est résolue. Mais chacun a différentes opinions par rapport à cette cause et s'attache à ses opinions, ses références historiques. Ainsi, Monsieur, c'est cela.

Q : Monsieur, si je puis le dire ainsi, je pense que vous nous avez convaincus.

Krishnamurti : Je ne cherche en rien à vous convaincre !

Q : Il se peut que je n'utilise pas le mot adéquat. Je pense que vous avez vu par le silence de l'auditoire que nous semblons avoir assez d'énergie pour comprendre et apprécier le problème.

Krishnamurti : Non, Monsieur, ne dites pas cela.

Q : Ce que je veux dire, c'est que lorsque nous essayons vraiment de comprendre ceci et faisons quelque chose dans cette direction, d'une manière ou d'une autre, nous semblons manquer de l'énergie nécessaire. Comme résultat, nous sommes encore incapables de faire autant de progrès que nous le souhaitons.
Je voudrais entendre quelques commentaires de votre part sur ce sujet ... Qu'est ce qui nous retient réellement ? Nous pouvons le voir et nous voyons la maison en feu, mais nous sommes incapables de faire quoi que ce soit afin d'arrêter le feu.

Krishnamurti : Nous croyons que la maison est en feu extérieurement. Elle est en feu ici. Nous avons à mettre notre maison en ordre en premier, Monsieur.

J'ai été appelé un jour par une famille que j'avais connue pendant quelque temps. Leur fils vint me voir et dit "Mon père est mourant. Voulez-vous, s'il vous plaît venir le voir ?". Et vous savez, cela arrive dans toutes les familles - le père est mourant et ils l'entourent tous en pleurant. Je demandai au père de les faire sortir de la pièce. Il les fit partir et il ferma la porte à clef. Il dit : "Je suis mourant. Maladie incurable. Et j'ai peur". Je m'assis donc près de lui et tins sa main, et il dit que c'était la première fois que quelqu'un tenait sa main. Et je lui dis - l'orateur lui dit : "mourrons ensemble". Ce qui signifie ceci : il abandonnait toute sa famille - il avait une jolie maison, un homme très riche - et je lui disais : "vous abandonnez tout cela, c'est cela dont vous avez peur et aussi vous avez peur de l'inconnu. Et vous êtes attaché. Quand il y a attachement, il y a crainte et ainsi de suite. Nous parlions doucement ensemble. Et je dis : "S'il y a n'importe quelle sorte d'attachement, je vais mourir avec vous. Vous êtes libre de l'attachement".

Ainsi la mort a une signification extraordinaire dans la vie. Vivre avec la mort, non séparé, mourir là, vivre ici - mais ensemble.

Séance de questions et réponses à Los Alamos, le 21 mars 1984