Le silence, l'argent, les limites d'expression

Q : J'aspire au silence, mais je constate que mes tentatives de l'atteindre sont de plus en plus pitoyables avec le temps qui passe.

K : Tout d'abord, vous ne pouvez pas aspirer au silence ; vous ne savez rien à son sujet. Même si vous en saviez quelque chose, ce ne serait pas lui, car ce que l'on sait n'est pas ce qui est. On doit donc éviter soigneusement de dire « je sais ».

Voyez, monsieur : ce qu'on connaît est ce qu'on reconnaît. Je vous reconnais parce que je vous ai rencontré hier. Ayant entendu ce que vous avez dit et connaissant votre manière d'être, je dis que je vous connais. Ce que je connais est déjà du passé et, en partant de ce passé, je vous reconnais. Mais ce silence ne peut pas être reconnu; en lui il n'y a aucun processus de recognition d'aucune sorte. C'est la première chose à comprendre. Pour reconnaître une chose, il faut avoir déjà été en contact avec elle, l'avoir vécue, l'avoir connue, avoir lu ou avoir entendu des descriptions à son sujet; mais ce qui est reconnu, connu, décrit, n'est pas ce silence auquel nous aspirons parce que notre vie est si vide, si morne, si stupide. Nous voulons fuir toutes ces complications, mais on ne peut pas s'évader de l'existence : il faut la comprendre. Et pour comprendre quoi que ce soit, il ne faut ni lui donner un coup de pied, ni s'enfuir. Il faut avoir un amour immense, une réelle affection pour ce qu'on veut comprendre. Si vous voulez comprendre un enfant, vous ne devez ni le contraindre, ni le comparer à son frère aîné. Vous devez le regarder, l'observer avec soin, avec tendresse, avec affection, avec tout ce dont vous disposez. De même, vous devez comprendre les choses médiocres que nous appelons la vie, avec toutes ses jalousies, ses conflits, ses malheurs, ses labeurs, ses souffrances. De cette compréhension surgit une certaine qualité de paix que l'on ne peut pas trouver par des tâtonnements.

Il y a une très jolie histoire d'un disciple allant chez son maître. Le maître est assis dans un beau jardin bien arrosé et le disciple vient s'asseoir auprès de lui - pas tout à fait en face de lui, parce que s'asseoir directement en face du maître n'est pas très respectueux. Donc s'asseyant un peu de côté, il croise les jambes et ferme les yeux. Le maître lui demande : « Mon ami, que faites-vous ? ». Ouvrant les yeux, le disciple dit : « Maître, j'essaye d'atteindre la conscience de Bouddha » et il referme les yeux. Au bout de quelque temps, le maître ramasse deux pierres et les frotte l'une contre l'autre, en faisant beaucoup de bruit, alors le disciple, descendant de ses altitudes, lui dit : « Maître que faites-vous ? ». Et le maître répond : « Je frotte ces deux pierres l'une contre l'autre, afin de faire de l'une d'elles un miroir ». Et le disciple dit : »Mais, maître, vous n'y parviendrez assurément jamais, quand bien même vous le frotteriez pendant un million d'années ». Alors le maître lui répondit en souriant : « De même, mon ami, Pourriez-vous demeurer assis de la sorte un million d'années, vous ne parviendriez jamais à ce que vous essayez d'atteindre ». Et c'est ce que nous faisons tous. Nous prenons des positions, nous voulons tous atteindre un but vers lequel nous tâtonnons, ce qui exige des efforts, des luttes, des disciplines. Je crains que rien de tout cela ne puisse ouvrir la porte. Ce qui peut l'ouvrir est de comprendre sans effort, de simplement regarder, d'observer avec affection, avec amour, mais on ne peut pas avoir d'amour si l'on n'est pas humble; et l'humilité n'est possible que lorsqu'on ne veut plus rien obtenir, ni des dieux, ni d'aucun être humain.

Saanen, le 30 juillet 1964


Q : Je ne comprends pas pourquoi vous dites que l'argent n'est pas un problème.

K : C'en est un pour beaucoup de personnes. Je n'ai jamais dit que ce n'en est pas un. J'ai dit qu'un problème est quelque chose que l'on ne comprend pas complètement, qu'il s'agisse d'argent, de questions sexuelles, de Dieu, de vos rapports avec votre femme, avec une personne qui vous hait - peu importe de quoi il s'agît. Si j'ai une maladie, ou très peu d'argent, cela devient un problème psychologique. Il arrive que les désirs sexuels le deviennent aussi. Nous sommes en train d'examiner comment surgissent des problèmes psychologiques et non comment traiter tel ou tel cas particulier. Comprenez-vous ? C'est pourtant bien simple.

Vous savez, il y a des personnes en Orient qui renoncent au monde et errent de village en village avec un bol de mendiant. Les Brahmanes en Inde ont établi depuis des siècles une coutume d'après laquelle l'homme qui renonce au monde doit être respecté, nourri et vêtu. Pour un tel homme l'argent n'est évidement pas un problème. Mais je ne plaide pas ici en faveur de cette coutume. Je veux simplement montrer que la plupart d'entre nous ont de nombreux problèmes psychologiques. N'en n'avez-vous pas, non seulement en ce qui concerne l'argent, mais aussi la question sexuelle ou Dieu ou vos rapports humains ? N'êtes-vous pas préoccupés de savoir si vous êtes aimés ou non ? Si j'ai très peu d'argent et que j'en veux davantage cela devient un problème. Je me fais du souci à ce sujet et j'ai un sentiment d'angoisse; ou je deviens envieux parce que vous avez plus d'argent que moi. Tout cela déforme la perception et c'est de cela que nous parlons. Nous sommes en train de chercher à voir comment ces difficultés surgissent. Je pense avoir dit cela assez clairement, ou voulez-vous que je développe cela davantage ?

Il est évident qu'un problème surgit lorsqu'il y a en moi une contradiction. S'il n'y a aucune contradiction à aucun niveau, il n'y a pas de problème. Si je n'ai pas d'argent, je travaillerai, je mendierai, j'emprunterai - je ferai quelque chose et cela ne sera pas un problème.

Q : Mais qu'arrive-t-il quand vous ne pouvez rien faire ?

K : Que voulez-vous dire : vous ne pouvez rien faire ? Si vous possédez une technique ou quelque connaissance spécialisée, vous devenez ceci ou cela. Si vous êtes incapable de faire autre chose, vous vous faites terrassier.

Q : À partir d'un certain âge, un homme ne peut plus travailler du tout.

K : Il a une assurance vieillesse.

Q : Non, il ne l'a pas.

K : Alors il meurt et il n'y a plus de problème. Mais ce problème n'est pas le vôtre, madame ?

Q : Ce n'est pas mon problème personnel.

K : Vous parlez donc de quelqu'un d'autre et nous sommes en dehors de la question. Ici nous parlons de vous, en tant qu'être humain ayant des problèmes et non de quelque parent ou ami.

Q : il n'a personne que moi pour s'occuper de lui. Comment puis-je venir vous écouter et le laisser désemparé ?

K : Ne venez pas.

Q : Mais je veux venir.

K : Dans ce cas, n'en faites pas un problème.

Q : Etes-vous en train de dire que l'esprit peut s'élever au-dessus d'une situation embarrassante ou gênante, telle que le manque d'argent ?

K : Non. Voyez-vous, vous m'avez déjà devancé en essayant de résoudre un problème. Vous voulez savoir comment vous comporter par rapport à lui et je n'en suis pas encore là. Je n'ai fait que poser la queqtion, je n'ai pas parlé de la façon de la traiter. Lorsque vous dites que l'esprit doit s'élever au-dessus de lui ou lorsque vous demandez ce que doit faire un parent ou un ami qui est âgé et n'a pas d'argent, voyez-vous ce que vous êtes en train de faire ? Vous fuyez le fait. Attendez une minute. Ecoutez ce que j'ai à dire. N'acceptez ni ne rejetez ce que je dis, écoutez simplement. Vous ne voulez pas reconnaître le fait que le problème est le vôtre et non celui d'une autre personne. Si vous pouvez le résoudre en tant qu'être humain, vous aiderez ou non cette personne, selon le cas, à résoudre le sien. Mais dès que vous allez vers les problèmes d'autrui et que vous demandez : « Que dois-je faire ? », vous vous mettez dans une situation où vous ne pouvez avoir aucune réponse et cela, par conséquent, devient une contradiction. Je ne sais pas si vous me suivez.

Q : Je suis illettré à cause d'une incapacité provoquée dans mon enfance et cela a été un grand problème pour moi au cours de toute ma vie. Comment puis-je le résoudre ?

K : Vous êtes tous terriblement occupés à chercher des solutions, n'est-ce pas ? Moi pas. Je regrette. Je vous ai dit dès le début de ces entretiens que résoudre des problèmes, les vôtres ou les miens, ne m'intéresse pas. Je ne suis ni votre aide ni votre guide. Vous êtes votre propre instructeur, votre propre discipline. Vous êtes ici pour apprendre et non pour demander à quelqu'un quoi faire et quoi ne pas faire. Il ne s'agit pas de savoir comment agir au sujet d'une personne importante, ou démunie, ou illettrée et ainsi de suite, et ainsi de suite. Vous êtes ici pour apprendre par vous-même les problèmes que vous avez et non pour être instruits par moi. Donc, je vous en prie, ne me mettez pas dans cette fausse situation, parce que je ne vous instruirai pas. Si je le faisais, je deviendrais un maître, un gourou et j'augmenterais la somme de sottise et d'exploitation qui existe déjà dans le monde. Donc nous sommes ici, vous et moi, pour apprendre, non pour être instruits. Nous apprenons pas par l'étude, pas par l'expérience, mais en étant éveillés, totalement conscients de nous-mêmes. Donc nos rapports sont entièrement différents de ceux du maître et du disciple ? Celui qui parle n'est pas en train de vous instruire, ni de vous dire ce que vous devriez faire - ce serait un manque excessif de maturité.

Saanen, le 14 juillet 1964