Ce qu'est le vrai enseignement

La vie ne se laisse pas conformer à un système, on ne peut pas l'enfermer dans un cadre, si noble soit-il. Et un esprit qui n'a été entraîné qu'à la connaissance des faits est incapable d'aborder la vie dans toutes ses diversités, ses subtilités, ses profondeurs et ses altitudes. Lorsque nous instruisons nos enfants selon un système de pensée ou en appliquant une discipline définie, lorsque nous leur apprenons à penser dans des cadres compartimentés, nous les empêchons de devenir des hommes et des femmes intégrés; par conséquent, ils sont incapables de penser intelligemment, c'est- à-dire d'aborder la vie dans son unité.

Or, la plus haute fonction de l'éducation est précisément de créer des individus intégrés, capables de considérer la vie dans son ensemble. L'idéaliste, tout comme le spécialiste, ne s'occupe pas de la totalité mais d'une partie seulement. Il ne peut pas y avoir d'intégration tant que l'on s'efforce d'agir conformément à un idéal. Et la plupart des éducateurs qui sont des idéalistes ont négligé l'amour. Leurs esprits et leurs cours sont secs. Pour étudier un enfant l'éducateur doit être sur le qui-vive, en état d'observation, et en même temps être lucide quant à son propre processus, ce qui exige bien plus d'affection et d'intelligence que d'inciter l'enfant à suivre un idéal.

Une autre fonction de l'éducation est de créer de nouvelles valeurs. Se borner à inculquer à l'esprit de l'enfant des valeurs établies c'est le conformer à un idéal, le conditionner, sans éveiller son intelligence. L'éducation est intimement reliée à la crise mondiale actuelle et l'éducateur qui perçoit les causes de cet universel chaos devrait se demander comment éveiller l'intelligence des jeunes et aider ainsi la nouvelle génération à circonscrire les conflits et les désastres. Il doit accorder toute sa pensée, tout son soin et son affection à la création d'un milieu adéquat et au développement de la compréhension, de sorte qu'en atteignant leur maturité les individus puissent aborder avec intelligence les problèmes qui surgiront devant eux. Mais, en vue de cette action, l'éducateur doit se comprendre lui-même au lieu de s'appuyer sur des idéologies, des systèmes, des croyances.

L'éducation dans le vrai sens de ce mot consiste à comprendre l'enfant tel qu'il est, sans lui impo¬ser l'image de ce que nous pensons qu'il devrait être. L'enfermer dans le cadre d'un idéal c'est l'encourager à s'y conformer, ce qui engendre chez lui la peur en même temps qu'un perpétuel conflit entre ce qu'il est et ce qu'il devrait être. Et tous les conflits intérieurs ont une manifestation extérieure, dans la société. Tout idéal est une véritable barrière à la compréhension que nous pouvons avoir de l'enfant et à celle qu'il peut avoir de lui- même.

Les parents qui désirent réellement comprendre leur enfant ne le regardent pas à travers l'écran d'un idéal. S'ils l'aiment, ils l'observent, ils étudient ses tendances, son caractère, ses particulari¬tés. Seuls les parents qui n'aiment pas leur enfant lui imposent un idéal, car c'est alors leur ambition qu'ils s'efforcent de satisfaire en lui, voulant qu'il devienne ceci ou cela. Si l'on aime, non pas l'idéal, mais l'enfant, il y a alors une possibilité de l'aider à se comprendre tel qu'il est.
Si l'enfant est menteur, par exemple, à quoi bon mettre devant lui l'idéal de vérité ? Mais l'on doit découvrir les raisons pour lesquelles il ment. Pour aider l'enfant, on doit lui consacrer le temps qu'il faut pour l'étudier et l'observer. Et cela demande de la patience, de l'amour, de la constance. Mais lorsque l'on n'a ni amour ni compréhension, on contraint l'enfant à se fixer dans une certaine façon d'agir, que nous appelons idéal.

Si le maître exige le respect de ses élèves et en a très peu pour eux, cela provoquera évidemment de l'indifférence et un manque de déférence. Si l'on n'a pas d'égards pour la vie humaine, le savoir ne conduit qu'à la destruction et à la misère. La culture du respect pour autrui est un élément essentiel de l'éducation, mais si l'éducateur ne possède pas lui-même cette qualité, il ne peut pas aider ses élèves à atteindre une vie intégrée.

Le but de l'éducation est d'établir des rapports intelligents, non seulement entre un individu et l'autre, mais aussi entre l'individu et la société générale; c'est pourquoi il est essentiel que l'éducation, d'abord et surtout, aide à la fois le maitre et l'élève à comprendre leurs propres processus psychologiques.

Au cours de notre jeunesse, dans la plupart de nos foyers et de nos écoles, on nous instille la peur. Ni les parents ni les maîtres n'ont la patience, le temps ou la sagesse de dissiper les craintes instinctives de l'enfance, lesquelles, au fur et à mesure que nous grandissons, dominent notre comportement et notre jugement, et créent un grand nombre de problèmes. L'enseignement dont je parle doit prendre en considération cette question, car la peur pervertit toute notre notion de l'existence. Etre affranchi de la peur est le commencement de la sagesse, et une éducation digne de ce nom provoque en nous cette libération qui, seule, peut éveiller une intelligence assez profonde pour être créatrice. Le véritable problème de l'éducation est l'éducateur. S'il use d'autorité comme moyen pour se dégager, pour se réaliser lui-même, si l'enseignement est pour lui une expansion personnelle, même un petit groupe d'élèves peut devenir l'ins¬trument de son ambition. Mais un simple accord intellectuel, ou verbal, sur les effets paralysants de l'autorité, serait sot et vain : il nous faut avoir une vision profonde des motifs secrets de l'autorité et de la domination. Si nous voyons que l'intelligence ne peut jamais être éveillée par la contrainte, la conscience même de ce fait réduira nos peurs en cendres et nous commencerons alors à cultiver un milieu nouveau qui sera contraire à l'ordre social actuel et le transcendera considéra¬blement.

Pour comprendre le sens de la vie, de ses conflits et de ses douleurs, il nous faut penser indépendamment de toute autorité, y compris celle des religions organisées. Mais si, dans notre désir d'aider l'enfant, nous plaçons devant lui des exemples impressionnants, nous n'éveillons en lui que la peur, l'imitation et différentes formes des superstitions. Ce que nous appelons religion n'est que croyance organisée, avec accompagnement de dogmes, de rituels, de mystères et de superstitions. Chaque religion a ses livres sacrés, ses médiateurs ses prêtres et ses façons de menacer et de dominer. Nous avons, pour la plupart, été conditionnés en fonction de tout cela, et c'est ce que l'on appelle une éducation religieuse. Mais ce conditionnement dresse l'homme contre l'homme et engendre l'antagonisme, à la fois parmi les croyants et contre les autres appartenances. Bien que toutes les religions affirment rendre un culte à Dieu et proclament que nous devons nous aimer les uns les autres, elles instillent la peur, se servant de leurs doctrines basées sur la récompense et le châtiment. Et leurs dogmes rivaux perpétuent les suspicions et les luttes.

Dogmes, mystères, rituels : rien de tout cela ne conduit à une vie spirituelle. L'éducation religieuse, dans le vrai sens de ce mot, consiste à encourager l'individu à comprendre les rapports qu'il entretient avec ses semblables, avec les objets, avec la nature. Il n'y a pas d'existence sans relations; et sans la connaissance de soi, toutes les relations, personnelles et collectives, sont des causes de conflits et de douleurs. Certes, il est impossible d'expliquer pleinement tout cela à l'enfant; mais si l'éducateur et les parents saisissent profondément tout ce que comportent les relations humaines, ils pourront, par leur attitude, leur comportement et leur langage, faire comprendre à l'enfant, sans trop de mots et d'explications, ce qu'est une vie spirituelle.

Extrait de : Krishnamurti, de l'éducation (Education and the significance of life)